Liberation, samedi 8 mai 2004

La pomme contre l'atome

Et si la pectine était un remède pour les enfants vivant dans les zones contaminées par Tchernobyl? Reportage en Biélorussie
[Non, c'est un moyen d'évacuer en partie les polluants radioactifs de Tchernobyl.]


Golovtschitkaya, envoyée spéciale Laure NOUALHAT

Katia a 10 ans. Comme beaucoup de petites filles de son âge, elle adore la mer, celle qu'elle a vue à Caen l'année dernière en juin. A cette époque, Katia portait 143 becquerels par kilo (Bq/kg) (1) dans son corps, soit cinq à six fois plus que la normale. Du césium-137 de Tchernobyl. Radioactif. Katia vit en Biélorussie, à Golovtchitskaya, à plus de 100 kilomètres de la centrale qui a explosé le 26 avril 1986, huit ans avant sa naissance. Pourtant, chaque année, elle doit quitter son foyer pour nettoyer son corps. Car elle vit dans un territoire contaminé par les retombées de la catastrophe nucléaire. Quatre fois par an, elle suit une cure de pectine. Avec ses airs de petite fille sage et son bandeau à fleurs aussi bleues que ses yeux, elle sait seulement que c'est à cause de «ça», c'est-à-dire Tchernobyl, qu'elle ne peut pas manger les champignons, ni les myrtilles de la forêt.

Après l'explosion du réacteur ukrainien, la première étape avait été d'évacuer les populations: 70 % des retombées radioactives avaient atterri sur un quart du territoire biélorusse. 135 000 personnes ont été relogées, mais deux millions vivent encore dans des territoires contaminés. Parmi eux, 500 000 enfants comme Katia, exposés de manière chronique à de faibles doses de rayonnement. «Les enfants ont 3 à 4 fois plus de radiations que les adultes», explique Vassili Nesterenko, directeur de l'institut de mesures indépendant biélorusse Belrad, et principal distributeur de la précieuse poudre brune. Et, du fait de leur croissance, ils y sont plus sensibles.

L'essentiel de la contamination se fait par les aliments. Qu'elle provienne du jardin, du marché ou d'une nature généreuse, la nourriture (gibier, lait, légumes, poissons, baies et champignons) est contaminée par le césium-137 qui s'est déposé en surface dans les bois, sur les pâturages et les routes. Les autorités ont bien fixé des normes : 37 Bq/kg pour les enfants et 370 Bq/kg pour les adultes, mais aujourd'hui encore le lait est dangereux, c'est-à-dire hors normes, dans plus de 300 villages. «Cela montre que la radioprotection est encore nécessaire», rappelle Nesterenko, de peur que l'on en doute.

Nourriture contaminée

Trois semaines durant, matin et soir, Katia avale une potion brunâtre au fort goût de pomme. Un remède qui lui permet de faire diminuer le taux de radionucléides dans son organisme de 60, voire de 90 %. Aujourd'hui, Katia n'a plus que 29 Bq/kg de masse corporelle de césium. Le remède miracle est à base de pectine, principe neutre contenu dans certains fruits qui donne à leur suc de la viscosité. Indispensable à la fabrication des gelées et des confitures, la pectine est présente en grande quantité dans les groseilles, la pomme, le coing, les pépins et les zestes. Comment imaginer que ce polysaccharide ait la propriété d'éliminer les particules radioactives accumulées dans le corps ? «Elle piège les métaux lourds et permet à l'organisme de les éliminer par les voies naturelles», explique Nesterenko. Si Katia et ses amis peuvent profiter de la pectine, c'est grâce à cet ancien ingénieur du programme nucléaire soviétique.

Cataractes et fatigue chronique

Depuis la création de Belrad, en 1991, il accumule les données sur la contamination de la population. Pour les recueillir, l'institut sillonne les routes défoncées de Biélorussie avec ses 8 unités mobiles: des minibus équipés d'un fauteuil de mesure et d'un ordinateur. Les écoliers et les villageois défilent sur le dispositif: un fauteuil moelleux derrière lequel est rattaché un bouclier en plomb recouvrant un cristal de césium. C'est lui qui émet une lumière en présence de radionucléides. En fonction de son intensité, on détermine la quantité et le type de radioéléments repérés dans l'organisme. Belrad a examiné plus de 210 000 enfants. Dans les territoires contaminés, 90 % d'entre eux ont un taux de césium supérieur à 20 Bq/kg. Il n'est pas rare de trouver des valeurs situées entre 200 et 400 Bq/kg. A Narovlya, un enfant avait même 7000 Bq/kg.

«A partir de 20 Bq/kg, on doit protéger les enfants, explique Nesterenko. Des chercheurs ont montré qu'entre 20 et 50 Bq/kg on avait déjà des problèmes de santé.» Les chercheurs en question, le professeur Youri Bandajevski et sa femme Galina, ont observé pendant près de dix ans des milliers d'enfants dans les zones contaminées. En 2002, Galina Bandajevskaia a mené une étude dans l'école de Valavsk. Sur les 85 élèves étudiés, seuls 16 avaient un état de santé normal, 69 présentaient divers symptômes de maladie. «A partir de 50 becquerels par kilo, 80 % des enfants observés ont une activité cardiaque anormale», affirme la pédiatre. En fait, les enfants souffrent de maladies de personnes âgées: cataractes, problèmes cardiaques ou fatigue chronique. Youri Bandajevski a montré lors d'autopsies que les organes absorbaient différemment le césium-137. Le foie et les tissus graisseux accumulent beaucoup moins de radionucléides que le coeur ou le pancréas. Bien sûr, les adultes aussi continuent de payer de leur vie l'explosion de la centrale. Parmi les 600 000 à 800 000 hommes et femmes venus de toutes les Républiques de l'ex-URSS pour «nettoyer» les zones contaminées, un tiers souffrent de maladies ayant conduit à une invalidité totale.

Après diverses études, Nesterenko croit dur comme fer que la pectine est un début de solution pour éliminer les radioéléments de l'organisme. Soixante-quatre enfants du district de Gomel ont vécu un mois dans un sanatorium, durant lequel ils n'ont consommé que de la nourriture non contaminée. Un groupe a pris de la pectine matin et soir ; l'autre, un placebo. Au bout d'un mois, les enfants du groupe pectine ont vu leur taux de césium-137 diminuer de 62,6 %. Dans l'autre groupe, le césium n'a baissé que de 13,9%.

Aucune étude

Problème: ces études sont largement ignorées par les autorités biélorusses. Les cures de pectine ne sont pas financées par le ministère de la Santé. Elles sont à la charge de Belrad et des organismes humanitaires qui soutiennent l'ONG. Elles ne coûtent pourtant pas bien cher: à peine 70 euros par an et par enfant.

Autre souci: si la communauté scientifique doute du bien-fondé de l'utilisation de la pectine, aucune étude ne vient lever le doute sur cette question. Médecins du monde aurait bien aimé lancer un programme avec de la pectine dans le cadre d'un programme de réhabilitation des conditions de vie sur les territoires (le programme Core), mais sans financer le produit. «Sanofi a déjà développé un médicament à base de pectine pour soigner le saturnisme», insiste Nesterenko. L'armée soviétique aurait, elle aussi, utilisé ce produit pour soigner ses personnels irradiés. Il souhaite ardemment qu'un groupe international de scientifiques étudie de près la substance. Mais rien n'y fait. A l'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), on doute des protocoles méthodologiques du professeur. «Le débat existe depuis longtemps et je ne comprends toujours pas pourquoi les experts ne font pas de protocoles d'essai», avoue Jacques Lochard, directeur du Centre d'études sur l'évaluation de la protection dans le domaine nucléaire (CEPN), qui mène le programme Core. «Comme si ceux qui étaient en mesure de faire ces protocoles étaient convaincus par avance de leur inutilité.»

(1) Le becquerel mesure la quantité de rayonnement émis par une matière radioactive. Un becquerel correspond à une désintégration de noyau atomique par seconde. Si le corps humain a une radioactivité naturelle de quelques milliers de becquerels (on s'accorde sur 8000 Bq pour une personne de 70 kilos), il ne contient naturellement pas de césium-137 mais du potassium-40. Toutefois, le césium existe «en fond»,du fait des essais nucléaires russes et américains des années 60.



Michel Fernex, consultant scientifique de l'association Enfants de Tchernobyl:

«Le césium, c'est comme une petite braise»


Par Laure NOUALHAT

Michel Fernex, consultant scientifique de l'association Enfants de Tchernobyl-Belarus (que préside sa femme, Solange Fernex), est professeur de médecine, spécialisé dans les maladies infectieuses, à l'université de Bâle.

Pourquoi est-il si difficile de faire accepter la pectine comme début de solution?

Pour valider un remède, il faut passer par des études en double aveugle, c'est-à-dire que la personne qui mesure la charge radioactive dans deux groupes comparables avant et après une cure, ne sait pas quel groupe a reçu de la pectine et quel groupe n'a reçu qu'un placebo. Ceci a été fait par Nesterenko. La pectine a un effet significatif sur l'élimination du Césium. Ceux qui nient ces effets devraient étayer leurs affirmations par une étude aussi indiscutable que celle de Nesterenko.

Pourquoi ne lance-t-on pas des études à grande échelle pour être enfin fixé ?

Il y a toujours une religion qui précède la science. Et derrière cette religion se cachent des intérêts. Pour le lobby nucléaire, la «religion» inclut la nécessité de ne pas reconnaître la pathogénicité du césium, car cela impliquerait de reconnaître que Tchernobyl a causé des dégâts dans toute l'Europe. Il y a eu des retombées en Bavière, en Corse, dans les Alpes du Sud, etc. Pourtant, bien avant Tchernobyl, on connaissait la pathologie du césium sur le coeur. Ce que je sais, c'est que la pectine réduit de deux tiers la charge en césium dans l'organisme. Cela a été reconnu par une revue scientifique (1). Une toxicologue de l'institut de radioactivité de Minsk, Nika Gres, a montré que ce produit éliminait les métaux lourds et était bien toléré.

Quel est l'impact d'une exposition chronique à de faibles doses?

Les faibles doses n'ont pas été étudiées du tout pendant longtemps. Une forte dose conduit assez rapidement à la mort, avec une dose moins importante cela déclare une maladie bénigne, et à partir d'un seuil, on ne reconnaît plus rien du tout. Si vous allez en Biélorussie aujourd'hui, ce n'est pas dans la rue que vous reconnaîtrez les malformations génétiques. Elles conduisent à la stérilité, à la mort précoce du foetus ou du nouveau né, ou à des maladies graves nécessitant l'hospitalisation. Le césium-137 a un rayonnement très faible, de l'ordre du millimètre de rayon. Ceci explique que quand il est incorporé dans le coeur ou les glandes endocrines, et qu'il est réabsorbé jour après jour avec la nourriture, il fait des dégâts dans ces organes. C'est comme une très petite braise, qui émet très peu de chaleur, mais sur un tissu mou elle grille les cellules les plus proches et endommage les cellules voisines. Contrairement à la braise qui s'éteint, le césium reste longtemps dans les tissus.

Connaît-on l'exact bilan de Tchernobyl ?

Toujours pas. Au congrès de Kiev en 2001, les représentants de l'Agence internationale de l'énergie atomique ont prétendu qu'il n'y avait eu qu'une trentaine de morts précoces par irradiation importante, 200 personnes hospitalisées pour une forte exposition, et 2000 cas de cancers de thyroïde de l'enfant. D'après eux, tout le reste n'est que radiophobie ou stress. Le ministre de la santé de l'Ukraine a affirmé que 10 % des 800 000 liquidateurs, venus «nettoyer» les territoires, étaient invalides en 1995. Au même congrès de Kiev, les experts ont affirmé qu'un tiers d'entre eux étaient invalides ou en train de mourir. Cela représente 250 000 personnes. On trouve des discordances à tous les niveaux des organismes officiels. Ces controverses sont très graves, presque criminelles. (Le bilan de la catastrophe de Tchernobyl oscillera entre 40 000 et 560 000 morts, voir davantage, selon les les estimations.)

(1) Swiss Medical Weekly.


Pour ceux qui veulent financer des cures de pectine pour les enfants biélorusses, il faut contacter l'institut Belrad à Minsk. Email: belrad@tut.by Tél.: 00 375 17 234 04 21.

Plusieurs associations françaises collectent des fonds pour Belrad: Enfants de Tchernobyl, Belarus (s.m.fernex@wanadoo.fr) et la CRII-RAD, commission d'information indépendante en radiologie.