Le Monde
, jeudi 13 mai 1993:
Le nuage radioactif dégagé par l'explosion de Tomsk est passé sur l'Europe du Nord (Pdf)

 



Science & Vie n°909, juin 1993:
[Les remarques entre crochets sont d'Infonucléaire]

Que s'est il passé à Tomsk-7 ?

En 1991, Science & Vie faisait effectuer des mesures aux alentours de Tomsk-7. Elles révélèrent l'existence d'une grave contamination nucléaire. Récemment, une explosion libérait des matières radioactives et alertait la communauté internationale. Quelles sont les activités de cette ville secrète où les Soviétiques fabriquaient la bombe ?

Lundi 6 avril 1993. Il neigeait ce jour-là sur Tomsk-7. Un énorme complexe industriel de Sibérie... qui n'existe pas. Du moins sur le plan administratif. Ainsi, le courrier, pour y parvenir, doit être adressé à une boîte postale de Moscou, à 3 000 km de là. Pourquoi tant de mystère ? D'abord, parce que les Soviétiques cultivaient jusqu'à la manie l'art du secret. Ensuite et surtout, parce que Tomsk-7, comme une dizaine d'autres centres fantômes, représentait un maillon essentiel pour la fabrication de la bombe.

A 12 h 58, ce jour-là, dans l'atelier 15, une réaction chimique s'est emballée dans une cuve d'acier de 35 m3 contenant des matières radioactives ; un mélange principalement composé d'uranium, de plutonium et d'acide nitrique, 25 m3 en tout. Les autorités russes qui ont donné l'information ont précisé que l'atelier fait partie de l'usine de retraitement qui reçoit les combustibles irradiés des réacteurs nucléaires militaires pour en extraire l'uranium 235 et le plutonium 239, matières fissiles dont sont faits les coeurs des armes nucléaires.

Le procédé Purex, utilisé ici, est un procédé français, le même que celui de l'usine de La Hague, à la pointe du Cotentin. En simplifiant, la première étape consiste à dissoudre dans de l'acide nitrique l'uranium et le plutonium contenus dans les barres de combustible. On obtient une solution renfermant des nitrates d'uranium et de plutonium, mais aussi des produits de fission très radioactifs, comme le strontium 90 ou le césium 137 libérés dans le combustible au moment de la réaction nucléaire dans le coeur des réacteurs. S'y ajoutent, à l'état de traces, des actinides provenant du bombardement des neutrons sur certains constituants du réacteur (par exemple, le zircalloy des gaines de combustibles se transforme en zirconium radioactif).

L'étape suivante consiste à séparer ces différents composés. On utilise à cet effet un solvant organique, le tributylphosphate, ou TBP, composé qui a la propriété d'extraire sélectivement les nitrates d'uranium et de plutonium.

Selon les indications distillées parcimonieusement par les autorités russes, et celles recueillies sur place par une délégation de l'Agence internationale pour l'énergie atomique (AIEA), l'explosion du 26 avril se serait produite au cours de la seconde étape, dans une cuve intermédiaire.

Il existe toutefois un atelier 15 dans l'usine de purification du plutonium, qui comporte également de grands réservoirs emplis de mélanges d'uranium et de plutonium. Simple coïncidence, ou les Russes avaient-ils intérêt à créer une confusion pour détourner l'attention de cette dernière installation plus "sensible" ?

Comment expliquer l'accident ? Nous avons essayé de le reconstituer à partir de la version officielle. Il est parfois nécessaire de rajouter de l'acide nitrique au cours du processus d'extraction. Or, des réactions chimiques complexes peuvent se produire entre l'acide nitrique et certains produits organiques présents dans la solution - dont les Russes n'ont pas voulu donner la composition - et provenant sans doute des solvants ou de diluants. A partir de certaines concentrations, il faut notamment éviter que se forme à la surface des réservoirs une pellicule organique qui empêcherait le gaz de s'échapper par la vanne prévue à cet effet. Pour cela, on insuffle de l'air comprimé dans le mélange pour le brasser.

Dans le cas présent, il semblerait que l'opérateur, pour gagner du temps, ait accéléré le processus en versant trop vite l'acide nitrique, et que le système d'arrivée d'air comprimé n'ait malencontreusement pas fonctionné. Du coup, une pellicule organique s'est formée, emprisonnant momentanément les gaz qui n'ont pas tardé à s'échapper avec force sous l'effet de la surpression. La vanne d'évacuation des gaz n'a-t-elle pas fonctionné non plus, ou n'a-t-elle pas suffi ? En tout cas, un mélange de gaz particulièrement corrosifs a envahi le local, déclenchant un court-circuit électrique qui a mis le feu à ce mélange inflammable et explosif.

L'explosion a été suffisamment violente (17 bars) pour souffler une partie du toit du bâtiment et l'un des murs de la pièce, l'onde de choc parcourant un couloir de 100 m avant de pulvériser un mur en briques situé à l'autre bout.

Selon les experts de l'Institut de protection et de sûreté nucléaire français (IPSN) que nous avons interrogés, l'explication est plausible, mais il reste encore beaucoup de points obscurs.

En ce qui concerne les rejets de radionucléides, la majeure partie d'entre eux est passée à travers le système de ventilation de l'atelier avant de rejoindre l'atmosphère par la cheminée d'évacuation haute de 150 m. Ce qui explique la propagation sur une superficie qui, d'ailleurs, n'a cessé de s'agrandir au fil des déclarations 35 km2, puis 120, et enfin 200 !

Le contenu de la cuve accidentée ne s'est pas échappé en totalité. Le réservoir contenait initialement 8 773 kg d'uranium, 310 g (*) de plutonium, de faibles quantités d'actinides et des traces de produits de fission. Soit une activité totale de 559,3 curies.
Dans ce type de mixture, ce sont généralement les produits de fission, très radioactifs, qui posent le plus de problèmes. Là, ils avaient déjà été extraits au cours d'une étape antérieure et, de toute façon, le combustible traité, de qualité militaire, en contient beaucoup moins qu'un combustible provenant d'une centrale civile, car il séjourne moins longtemps dans le réacteur.

D'après ce qui restait dans la cuve (à en croire les autorités russes), on a évalué à 40 curies ce qui s'est échappé à Tomsk-7. Pour donner un ordre de grandeur, à Tchernobyl, ce sont 25 à 50 millions de curies qui sont parties dans l'atmosphère... On peut se demander pourquoi, dans ces conditions, les Russes envisagent de construire sur les lieux de l'accident un mini-sarcophage de confinement. Et pourquoi ils ont évacué tous les enfants pour une période de deux mois, sans même, dans certains cas, consulter les parents. Il subsiste encore beaucoup d'interrogations. Ce n'est certes pas le taux de radiation ambiant qui permettra de juger de la gravité de l'événement, étant donné la contamination chronique qui règne dans ces lieux.

Pour mieux comprendre ce qu'il s'y passe, il faut faire le tour de ce gigantesque complexe, dont la création remonte à 1954. Situé à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de la ville de Tomsk, le "combinat chimique sibérien" (Sibkhimkombinat) de Tomsk-7, entouré d'une double rangée de barbelés, s'étend sur plus de 20 000 hectares. Il possède sa propre ville, Seversk, secrète également puisqu'elle ne figure sur aucune carte. Là sont logés les ingénieurs, les techniciens, les ouvriers et leurs familles, 107 000 personnes en tout. Tomsk-7 regroupe toutes sortes d'installations liées principalement à la fabrication de la bombe. Des réacteurs plutonigènes, une usine de retraitement des combustibles usés, des ateliers pour manipuler le plutonium, le purifier et fabriquer des coeurs nucléaires destinés aux armes. Et, bien sûr, des installations de stockage pour les matières fissiles (plutonium et uranium) et les montagnes de déchets qui ont été produits en une trentaine d'années. En tout, 127 000 tonnes de déchets solides radioactifs, et environ 33 millions de m3 de liquides. Il y a également une usine d'enrichissement, où la France a l'habitude d'envoyer depuis 1974 l'uranium recyclé qui sort de l'usine de La Hague. C'était notamment le lieu de destination des fûts d'hexafluorure d'uranium qui ont coulé avec le Mont-Louis en 1985 [en 1984] (1).

Les deux réacteurs qui fonctionnent encore sur le site seraient en piteux état. Ce sont des réacteurs du même type que celui de Tchernobyl, mais de plus petite taille. Très récemment encore, on ignorait jusqu'à leur existence. La "centrale atomique sibérienne" a pourtant compté cinq réacteurs, dont deux ont été arrêtés en 1991 et un troisième en 1992. Le démarrage du premier réacteur remonte à 1958, immédiatement suivi par un deuxième l'année suivante et ainsi de suite chaque année, pour en arriver à cinq. L'évaluation de leur puissance repose sur des déductions. Plus de 600 mégawatts-électriques en tout (ce n'est pas impressionnant comparé aux puissances des réacteurs civils, mais c'est largement suffisant pour produire du plutonium militaire). On sait qu'ils comportent des fuites, et que le taux de corrosion des métaux y est important, grâce aux mesures que nous avions fait effectuer en 1991 dans la rivière Tom, à quelques kilomètres de là (voir
Science & Vie n° 881). C'est là qu'aboutissent les eaux de refroidissement de la centrale, drainées par un canal de dérivation.

Toute la région, en fait, est contaminée par les rejets des différentes installations de Tomsk-7, qui sont déversés sans précautions. Certains ont même été injectés directement dans le sous-sol ! Il y en a aussi dans des réservoirs à ciel ouvert. Pas étonnant qu'à plus de 2 km des réacteurs, on trouvait déjà avant l'accident des taux d'irradiation faramineux: 300 microrads/heure dans l'air et 400 microrads/heure dans l'eau du canal, au lieu de 10 à 20 microrads/heure - taux naturel à l'extérieur de cette région. Tout le gibier est contaminé et contamine à son tour les chasseurs. Ainsi. en 1990, 38 personnes se sont révélées avoir dans le corps des niveaux de substances radioactives plus élevés que la norme autorisée ; sept d'entre elles durent d'ailleurs être hospitalisées.

Tomsk-7 sème la contamination nucléaire sur 200 km à la ronde. Autour de ce combinat sibérien, voisin de la ville du même nom, on mesurait déjà avant l'accident des taux d'irradiation trente fois supérieurs aux niveaux naturels.

Dernière vocation de Tomsk-7 le stockage du plutonium et de l'uranium hautement enrichis qui doivent être récupérés à l'issue du démantèlement de armes nucléaires russes (voir Science & Vie n° 907, p. 96). La population de Cheliabinsk-65, un autre centre atomique secret, gravement contaminé lui aussi, s'est mobilisée pour refuser la construction d'un centre de stockage de 20 000 m2 destiné aux matières fissiles des armes. Si bien que la deuxième installation similaire, prévue à Tomsk-7, a vu sa surface portée à 50 000 m2. Après le dernier accident, on peut supposer que la population ne déborde pas d'enthousiasme envers le projet.


(1) Les Français préfèrent faire réenrichir en Russie l'uranium récupéré à La Hague après retraitement, qui contient encore des impuretés, afin de ne pas contaminer l'usine Eurodif qui reçoit de l'uranium "neuf" issu des mines.

Jacqueline Denis-Lempereur

(*) Où est passé le plutonium ? L'Agence internationale à l'énergie atomique a précisé qu'elle n'a récupéré que 80 des 310 grammes de plutonium de l'usine de Tomsk 7.

 

Le Monde, 13 mai 1993:

Après l'accident nucléaire en Sibérie
Le nuage radioactif dégagé par l'explosion de Tomsk est passé sur l'Europe du Nord

Un mois après l'explosion à Tomsk, en Sibérie, d'une cuve de produits radioactifs qui a répandu une partie de son contenu dans l'environnement, les experts occidentaux commencent à se faire une idée précise du scénario de l'accident. On croyait, par exemple, le nuage radioactif fixé sur la Sibérie. Or, dans la semaine du 12 au 19 avril, il est passé sur la Suède. « Nous avons pu mesurer des activités de quelques microbecquerels, dues aux retombées de radioéléments, constate Erich de Geer de l'institut suédois de recherche de la défense. C'était minime, inférieur d'au moins un million de fois aux retombées de Tchernobyl. Mais ces traces sont la preuve qu'on ne peut aujourd'hui se livrer à de telles activités nucléaires et cacher un accident en espérant qu'il ne sera pas découvert par les autres. »

Patiemment, les experts ont recueilli les informations, trié les données, analysé les deux rapports préliminaires rédigés par une délégation de l'Agence internationale de l'énergie atomique de Vienne (AIEA), qui s'est rendue sur le site le 14 avril. Puis ils ont reconstruit la séquence des événements qui a conduit, le 6 avril à 12h48, à la destruction partielle de cet atelier de retraitement des combustibles pour la production de plutonium de qualité militaire.

Pour l'Institut français de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), qui s'est livré à ce délicat exercice et en a présenté, récemment, les conclusions au Conseil supérieur de sûreté des installations nucléaires, l'accident est vraisemblablement consécutif à des écarts de procédure dans la conduite de ce type d'opération. Pour bien comprendre ce qui s'est, en principe, passé, il faut revenir sur le procédé utilisé pour extraire le plutonium 239 de la « soupe » dans laquelle il est contenu.

Ce procédé, connu sous le nom de Purex, est, à quelques variantes près, analogue à celui qu'utilisent les Américains, les Britanniques ou les Français. Grosso modo, on dissout les matières à traiter dans de l'acide nitrique, puis, au cours de plusieurs opérations chimiques, on ajoute à la « sauce » divers ingrédients (diluant, acide organique, etc.) permettant de mieux séparer les produits, comme le plutonium, pour les extraire plus facilement grâce à du tributyl-phosphate (TBP).

L'accident, à en croire l'IPSN, aurait pris sa source au cours d'une opération dite d'« ajustage » consistant à injecter un surplus d'acide nitrique dans une cuve de 35 mètres cubes qui contenait 25 mètres cubes d'un mélange d'uranium (8 773 kg), de plutonium (320 g) et de divers produits de fission (césium 137, niobium 95, ruthénium 103 et 106, strontium 90 et zirconium 95). Las, cette manoeuvre délicate ne fut pas conduite dans les règles, ce qui est d'autant plus grave que ce surplus d'acidification déclenche une augmentation de la pression dans la cuve.

La réaction s'est emballée

Habituellement, ce phénomène, normal, est contrôlé. Mais il semble, selon les informations rassemblées par l'IPSN, que l'acide nitrique avait une concentration deux fois trop forte, que son débit était trop élevé et que le système d'agitation destiné à homogénéiser la solution n'aurait pas été mis en marche. Résultat: la réaction s'est emballée et la vanne qui devait évacuer l'excès de pression s'est révélée insuffisante. Du coup, une première explosion a fait éclater la cuve et une seconde, due à un court circuit, aurait amplifié cet accident qui a conduit au relâchement d'environ 7,5 % du contenu de la cuve, dont 40 grammes de plutonium.

L'essentiel de la radioactivité rejetée dans l'atmosphère semble avoir été de 1,4 curie sur les 22,4 curies d'émetteurs de rayonnement alpha (essentiellement du plutonium) que contenait la cuve et de 40 curies d'émetteurs bêta (produits de fission) sur les 536,9 curies qui étaient présentes au moment de l'explosion. On est loin des 2 millions de curies emportées par les vents, en 1957, lors de l'accident de Tcheliabinsk ou des 50 millions de curies au moins de l'explosion accidentelle de la centrale de Tchernobyl en 1986,

Il n'en reste pas moins que près de 200 kilomètres carrés ont été contaminés dans les environs du complexe militaro industriel de Tomsk-7, qui abrite quelque 200 000 personnes, à une quinzaine de kilomètres de la ville de Tomsk (500 000 habitants). Cette zone comprend essentiellement des forêts, une centaine d'hectares de terre agricole, et un village, Georgievka (200 habitants), situé à 16 kilomètres du lieu de l'accident, dont les enfants ont été, semble-t-il, évacués.

Des mesures faites par l'AIEA à des distances comprises entre le point zéro et 20 kilomètres (la « trace » de l'accident s'étend sur 28 km), et des calculs faits par I'IPSN, il ressort qu'« une décontamination hors du site n'est pas aécessaire, les débits de dose dus aux dépôts résultant essentiellement du niobium 95 et du ruthénium 106 [éléments à vie relativement courte de trente cinq jours pour le premier et d'un an pour le second]. Mais les experts de l'AIEA ont toutefois recommandé une surveillance des dépôts de plutonium afin de vérifier l'existence ou non d'une remise en suspension » de cette matière
[très] dangereuse en cas d'inhalation [1/1 000 000 ème de grammes de plutonium inhalé suffit à provoquer un cancer].

« Toutefois, ajoute le rapport de I'IPSN, les doses dues aux dépôts dans les zones d'habitation ne seraient pas négligeables en l'absence d'intervention. Mais on sait peu de choses sur les mesures effectivement prises», pas plus que sur les niveaux d'exposition interne qu'ont subis les travailleurs présents sur le site et les pompiers appelés en renfort au moment de l'accident.

JEAN-FRANÇOIS AUGEREAU

 

 


Le Journal du Dimanche, 11 avril 1993:
(Photo en couleur rajoutée par Infonucléaire)

Russie, danger: Poubelle nucléaire

Panique à Tomsk, en Sibérie centrale. Le réservoir de l'usine atomique qui a explosé contenait du plutonium. Nuage radioactif sur 200 kilomètres carrés. Mutisme sur le nombre de morts. Les enfants sont évacués. Voici le rapport occidental révélant les menaces que font courir les centrales de l'ex-Union soviétique à l'Europe ! Atterrant: le lac Karatchaï contient 120 millions de curies d'éléments radioactifs, cent fois plus [environs deux fois plus] que les rejets de Tchernobyl.

LES PREMIERS communiqués étaient trop rassurants. Trois jours près l'explosion qui a frappé l'usine atomique de Tomsk, l'accident, comme on le redoutait, a pris son vrai visage: c'est une catastrophe. Il y avait bien du plutonium dans la cuve pulvérisée. La panique commence à gagner les habitants de la ville et les autorités distribuent de la nourriture enrichie en iode pour parer à l'augmentation de la radioactivité. Les responsables locaux, les militaires qui règnent sur ces installations secrètes et les dirigeants de l'institut Kourtchatov qui gère le nucléaire en Russie, non seulement s'efforcent toujours de minimiser les conséquences de l'accident mais encore conjuguent leurs efforts pour dissimuler les raisons de l'explosion.

Tomsk est aujourd'hui la ville de la peur. « Célèbre » pour ses usines chimiques secrètes et son centre de retraitement nucléaire, elle avait appris à vivre avec la pollution qui atteignait aussi sa rivière Tom. Voilà trois jours, c'était la catastrophe 250 mètres cubes de gaz radioactifs s'échappèrent dans l'atmosphère après l'explosion du réservoir contenant du plutonium. « Fausse manoeuvre du technicien F... », disent les enquêteurs.

Chacun des responsables a son registre. Dès lors, on ne recense pas moins de trois versions « autorisées » de l'accident, le conseiller écologique auprès du Président russe les diffusant toutes les unes après les autres pour ne pas être accusé de manquer au devoir de transparence ! Mais il délivre des informations plus pessimistes que celles des dirigeants de la région de Tomsk dont il ne faut pas oublier qu'ils sont entrés en... « dissidence » politique depuis quelques semaines. Les uns et les autres ne sont d'accord que sur un seul point: l'accident est moins grave que celui de Tchernobyl dont on marquera le septième anniversaire dans quelques jours. D'après les informations recueillies à Tomsk par le Journal du Dimanche, ce point paraît exact.

Reste que cette notion de « moins grave que Tchernobyl » est une maigre consolation. D'autant qu'il paraît, hélas, désormais acquis que « l'accident » aurait fait plusieurs morts. Malgré les consignes de discrétion imposées par les autorités militaires, la nouvelle s'est répandue à Tomsk. D'après des universitaires de la ville interrogés hier par le JDD, mais qui souhaitent conserver l'anonymat, ces décès seraient dus à deux causes d'une part, les conséquences mécaniques de l'explosion, d'autre part, l'inhalation de plutonium 239 dans le bâtiment endommagé. Et peut-être à l'extérieur. Pour l'IPSN (Institut de protection et de sureté nucléaire), ces morts « de l'extérieur », s'ils étaient confirmés, auraient pu « simplement » être victimes des vapeurs acides dégagées par l'explosion. Le nombre des morts varie selon les informations, entre cinq et onze. Deux des conversations téléphoniques établies avec Tomsk et qui mentionnaient ces décès ont été interrompues brusquement.

Autre certitude: le nuage toxique dont l'existence a d'abord été niée avant d'être minimisée existe bel et bien. Après avoir suivi la rivière Ob, il se dirige très lentement vers le Grand Nord sibérien et le fleuve Iénissei. Il mesure une vingtaine de kilomètres de long sur neuf kilomètres de large. Il contient de nombreux éléments radioactifs et du plutonium.

Des volontaires, près d'un millier, ont immédiatement été affectés à la décontamination de la zone, couverte de neige, la plus touchée par les rejets radioactifs. Une zone qui couvrirait une quarantaine de kilomètres carrés. Des hélicoptères dont les pilotes, comme à Tchernobyl, n'ont pas été prévenus des dangers encourus suivent la progression du nuage et sa concentration en éléments radioactifs. En raison d'une très forte contamination et de la présence de poussières de plutonium, l'accès au bâtiment où s'est produite l'explosion resterait impossible.

Le réseau d'alerte était hors d'usage

Cet accident n'est pas le premier dans le complexe Sibir où l'on retraite du combustible irradié pour des usages civils et surtout militaires. Au mois d'avril 1992, dans des circonstances mal éclaircies, une explosion avait déjà fait un mort et plusieurs blessés. La peur de la contamination et de ce qui se passe dans cette zone interdite, qui se trouve à l'extrémité de Tomsk, une ville tout en longueur sur les bords de la rivière Tom, fait partie des problèmes dont les habitants de cette ville parlent spontanément. L'été dernier, plusieurs d'entre eux, dont un professeur de français, m'avaient expliqué à quel point la population est angoissée. D'autant plus inquiète que l'accès à la zone de Tomsk-7 restait secrète, étroitement contrôlée par des militaires et des forces spéciales. Pour y pénétrer, y compris pour se rendre dans la partie habitée, il fallait des laissez-passer uniquement délivrés, après enquête, par les renseignements militaires.

Les journalistes et quelques écologistes - ils n'ont pas bonne presse dans cette ville où les vieilles statues du communisme sont toujours à leur place - affirment que les installations nucléaires déversent des éléments radioactifs dans la rivière Tom et l'un de ses petits affluents. Il est avéré, depuis plusieurs années, non seulement que la radioactivité dépasse la normale dans plusieurs zones autour de Tomsk et de l'usine Obiekt 16 où a eu lieu l'accident, mais encore que les déchets retraités y sont souvent stockés sans référence aux normes de protection généralement admises. Ce qui inquiète surtout l'entourage de Boris Eltsine, c'est la rumeur selon laquelle l'explosion a été provoquée non pas par le réchauffement malencontreux d'une cuve souterraine mais par le dépassement d'un seuil critique de concentration d'éléments radioactifs entraînant un énorme dégagement d'énergie. Une amorce de réaction nucléaire...

Au mépris de toute vraisemblance, les autorités locales ont affirmé vendredi soir que « tout danger avait disparu pour la population » et que « les capteurs de la région ne signalaient aucune radioactivité particulière hors du site touché ». Un constat qui ne rassure personne. Tous les spécialistes savent que, depuis au moins deux ans, le réseau d'alerte et de mesure installé dans la région est hors d'usage et que les appareils de transmission sont tour à tour tombés en panne, faute d'entretien et de réparations. On se fera une idée de la fiabilité des mesures locales de protection et de prévention en rappelant que, voici près de trois ans, durant l'été 1990, les études d'une équipe russo-norvégienne de la Fondation Bellona avaient révélé des taux de radio-activité très élevés dans l'Ob, le fleuve dans lequel se jette la rivière qui coule à Tomsk.

Cet accident, dans une zone et au coeur d'installations restant hors de portée de tout contrôle international et national, illustre parfaitement les méthodes et la vétusté d'une industrie nucléaire qui fut assez performante jusqu'au début des années 80 mais qui souffre désormais du manque de crédits pour cause de crise économique. A Tomsk, comme dans la plupart des sites nucléaires de l'ex-Union soviétique, on est entré dans l'ère du « nucléaire des bouts de ficelle ». Un nucléaire dangereux, même lorsque ingénieurs et responsables russes expliquent aux étrangers qu'il ne faut pas juger leurs installations « a la peinture qui s'écaille » ! Ce sont parfois les mêmes qui vantent, sérieusement, les vertus de... la vodka ou du vin rouge de Moldavie pour combattre les effets de la radioactivité

Le chantage à un million de francs !

On retrouve les mêmes problèmes de pollution radioactive permanente dans plusieurs sites russes et sibériens. Qu'il s'agisse de centres de traitement et de recherche ou de sites de stockage. A Krasnoïarsk 26, en Sibérie, où les militaires travaillent sur le plutonium destiné aux armes nucléaires, la pollution atteint des niveaux records. Elle a été dénoncée avec véhémence l'été dernier (mais sans résultat apparent) par le conseiller de Boris Eltsine pour l'écologie, Alexis Iablokov. A la télévision, M. Iablokov faisait état des émanations radioactives dangereuses du fleuve Iénissei sur plusieurs dizaines de kilomètres. Un ingénieur espagnol rencontré à Krasnoïarsk confirmait au même moment au Journal du Dimanche que, après avoir discrètement mesuré certaines zones de la région avec un compteur Geiger, il avait demandé son rapatriement et déconseillé à son entreprise de poursuivre la coopération dans la région.

Toute la Russie, en de nombreux points, est peu à peu devenue une « bombe radioactive à retardement ». Après une période de coopération avec les pays qui souhaitaient les aider... pour se protéger, les Russes deviennent de plus en plus réticents à fournir des informations et à travailler avec les spécialistes occidentaux. Militaires et scientifiques s'opposant vigoureusement sur la question. Voici quelques jours, à la réunion de Berlin consacrée à l'utilisation des fonds internationaux débloqués pour améliorer la sécurité du nucléaire dans l'ex-Europe de l'Est (voir notre interview de Jacques Attali), les Russes étaient absents.

L'été dernier, dans le cadre d'une coopération pourtant officielle, des experts de l'Institut de protection et de sûreté nucléaire français (IPSN), munis de toutes les autorisations, se sont rendus dans la région de Tchéliabinsk pour y effectuer des mesures, des prélèvements et des observations en compagnie de scientifiques russes. Bien qu'accompagnés du responsable de l'Académie des Sciences de l'Oural, les quatre Français se sont vu interdire l'accès de plusieurs zones par des policiers et des militaires qui avaient reçu des ordres précis à leur sujet. Dans les zones contaminées qu'ils ont pu cependant parcourir, nos représentants ont prélevé une série d'échantillons de terre, d'eau et de végétaux qui devaient être analysés à Paris ainsi que le prévoyaient les accords de coopération. Mais, à l'aéroport de Moscou, la délégation française était « attendue » ; nos scientifiques se sont vu signifier l'interdiction d'emporter leurs échantillons. Lesquels, depuis, attendent un feu vert improbable des militaires russes dans les locaux de l'ambassade et finiront, peut-être, par rallier Paris par la valise diplomatique.

Doses contaminantes estimées « a minima »

Au cours de la dernière réunion avec leurs homologues russes, les spécialistes nucléaires français s'étaient vu proposer un surprenant marché « Si vous ne nous versez pas immédiatement un million de francs, nous cessons toute collaboration scientifique avec vous. » Les choses en sont restées là, la France ayant refusé cet étonnant chantage.

Il y a un an, une commission du ministère de l'Industrie russe a publié un consternant rapport sur la pollution radioactive de cette région qui entoure ce complexe Mayak au nord de Tcheliabinsk. Cette zone de plusieurs dizaines de kilomètres carrés est décrite ainsi : « Une concentration extrême de déchets radioactifs (plus de 37 millions de milliards de becquerels, soit un milliard de curies [Erreur de calcul]) sur un territoire limité. Les bassins d'eaux de surface sont contaminés (de l'ordre de 4,4 milliards de becquerels, soit 120 millions de curies) et les eaux souterraines communiquent avec les ystème hydrographique ouvert du bassin de l'Ob... »

Pas besoin d'être expert nucléaire pour comprendre que ces chiffres sont énormes, que cette région est très polluée et que la pollution est plus grave... qu'autour de Tchernobyl. D'autant plus que les experts officiels expliquent que « la situation est réellement catastrophique dans la région du complexe Mayak ». Ils précisent que toutes « les doses citées sont estimées a minima » et laissent entendre qu'on ne leur a pas tout dit et qu'ils n'ont pas pu tout mesurer ou évaluer !

De ces vingt trois pages de rapport se dégage une image effarante, cumulant les effets de l'explosion de 1957 affectant, comme à Tomsk, des réservoirs d'effluents liquides hautement radioactifs et du déversement permanent, à ciel ouvert, de centaines de milliers de tonnes de déchets solides et liquides. Les déversements se poursuivent actuellement. A tel point qu'il est impossible de rester plus de quelques minutes au bord du lac Karatchaï sans courir des risques mortels. Ce lac contient 120 millions de curies d'éléments radioactifs, soit cent fois [environs deux fois] plus que ce qui a été rejeté par l'accident de Tchernobyl... Quand les eaux baissent, les vents transportent au loin les poussières radioactives desséchées qui contiennent du césium 137 et du strontium 90. Une partie de ces poussières se dépose dans une zone déjà contaminée, estimée à 25 000 kilomètres carrés, tandis que le reste monte en altitude avant de se déposer ailleurs dans le monde, essentiellement en Europe occidentale, particulièrement dans les pays scandinaves. « Près de 500 000 personnes, explique le rapport, ont été exposées à un taux d'irradiation élevé parmi lesquelles seules 18 000 ont été déplacées vers de nouvelles résidences. » Sur les malformations à la naissance, sur l'augmentation des taux de cancer, sur les enfants qui naissent, sans cerveau, quelques scientifiques racontent des horreurs. Ils ajoutent que des quantités étonnantes de pollution partent dans l'atmosphère.

Le lac Karachaï, à noter, le champ cultivé au premier plan de la photo.

Au cours de leur séjour dans la zone contaminée, les experts français de l'IPSN ont constaté que les pollutions s'amplifiaient et, surtout, que les mesures de protection étaient inefficaces. Leur inquiétude est que les lacs s'assèchent, découvrant des sédiments radioactifs dont la concentration pourrait devenir critique, et dont les poussières seraient entraînées par les vents, provoquant une pollution permanente de l'atmosphère. La plupart des accidents potentiels et des pollutions permanentes sont aussi une menace pour d'autres pays occidentaux.

Dans un rapport établi en décembre 1992, l'IPSN dresse un sombre bilan de l'état atomique de la Russie et se montre très pessimiste sur les risques liés au maintien en activité des réacteurs RBMK, de même type que celui qui a explosé à Tchernobyl. Les auteurs expliquent « Si l'accident avait été initialement analysé comme le résultat d'importantes violations des procédures de conduite, on considère aujourd'hui que les caractéristiques du réacteur et les choix de conception sont à la source même de la catastrophe. Même si l'action des opérateurs a été largement inadéquate (...) les principales faiblesses de conception des réacteurs RBMK résident essentiellement dans les caractéristiques physiques du coeur et du système de protection, d'autre part dans le circuit de refroidissement et dans le confinement. D'autres problèmes, comme la résistance aux agressions, ne sont malheureusement pas spécifiques des réacteurs RBMK (...) Bien d'autres points délicats affectent la sûreté de ces réacteurs : peu de redondance sur les dispositifs de secours, instrumentation de qualité incertaine, qualité médiocre des montages, etc. »

Quatre réacteurs arrêtés faute d'électricité

Pour protéger la Russie et l'Europe, il faudrait arrêter ces réacteurs. Lesquels souffrent désormais, on l'a dit, de la dégradation de la situation économique et de la fuite à l'Ouest des meilleurs ingénieurs. Par manque de formation, par réflexe de fierté de plus en plus marqué, par souci de faire monter les enchères et de soutirer de l'argent aux pays occidentaux, les responsables des centrales font de plus en plus la sourde oreille aux conseils.

Une autre preuve de la fragilité des centrales a été à nouveau administrée, au début du mois de février, à la suite d'un violent orage sur la péninsule de Kola, dans le nord de la Russie près de la Norvège. Quatre réacteurs de la centrale de Polyavarni Zori ont dû être arrêtés en catastrophe... faute d'électricité. Pendant plusieurs minutes, leur système de refroidissement n'a pas fonctionné. Les responsables de la centrale sont passés tout prêt d'un « incident [accident] majeur », semblable à celui de Tchernobyl.

Face aux Dr Folamour, le pouvoir impuissant

A ce premier tableau des dangers, il faut ajouter tous les centres de retraitement du combustible nucléaire qui ne fonctionnent pas mieux que celui de Tomsk, les zones de déchets dont le gardiennage a parfois simplement disparu, les sous-marins nucléaires qui « pourrissent » dans la région de Mourmansk et dans d'autres ports du nord de la Russie, les réacteurs ou les déchets immergés et les armes nucléaires qui se dégradent lentement faute d'entretien. Cela commence, notamment en Ukraine et au Kazakhstan, avec une corrosion par les carburants des fusées et cela se poursuit avec une autre corrosion due à la radioactivité.

Murés dans leurs certitudes tandis que d'autres ne pensent plus qu'à monnayer à l'étranger soit leurs connaissances soit leur coopération, les militaires du nucléaire et de nombreux ingénieurs du complexe militaro-industriel ne parviennent pas à acquérir une culture de sûreté. Ils restent persuadés, comme au « bon vieux temps », quand ils n'étaient pas contraints à bricoler par la débâcle économique, qu'ils seront toujours capables de maîtriser le diable nucléaire.

Le plus dramatique est que le pouvoir politique déliquescent, malgré sa conscience du danger au plus haut niveau, n'a plus les moyens de contraindre ses Docteur Folamour à changer d'attitude. Inéluctablement, la Russie est devenue la plus grande poubelle nucléaire du monde.

Claude-Marie Vadrot

 

 

Le Parisien, vendredi 9 avril 1993:

A Tomsk, deux cents kilomètres carrés contaminés

Quarante huit heures après l'accident de l'usine de retraitement de combustibles irradies de la ville sibérienne de Tomsk, la situation reste confuse si l'on en croit les déclarations officielles contradictoires concernant les conséquences « sérieuses » de l'explosion thermochimique, qui a projeté dans l'atmosphère des matières radioactives contenant de l'uranium 238 et du plutonium 239. Ainsi, après avoir révélé la formation d'un important nuage radioactif qui, à 2 000 m d'altitude et à 40 km/h, aurait épargné la ville de Tomsk pour se diriger vers celle de Ienisseik, la Défense civile sibérienne démentait hier l'existence d'un tel nuage.

Les autorités minimisent l'incident

De son côté, le Comité d'Etat pour le contrôle de l'énergie atomique et le ministère russe de l'Energie atomique annonçaient, eux, qu'aucune trace du nuage radioactif n'avait été retrouvée, aussi bien dans l'atmosphère qu'au sol. En revanche, des spécialistes proches du Comité d'Etat pour les situations d'urgence assuraient que la zone contaminée par la radioactivité est d'environ 200 km2, mais est inhabitée, à l'exception du village de Gueorguevka, situé à 22 km du lieu de l'accident et où résident... vingt habitants.

Les spécialistes occidentaux s'interrogent toujours sur le degré de radioactivité du nuage qui survole la taïga. Ils ne savent pas encore à quel endroit de la chaîne du retraitement des combustibles irradiés pour l'extraction du plutonium se trouvait la cuve d'acide nitrique qui a explosé, ni même les raisons de cet accident. Les quantités d'uranium, de plutonium et de produits de fission dégagés peuvent donc être très variables.

Inquiétude des riverains

Ainsi, après avoir joué la transparence dans les premières heures d'un accident nucléaire, évalué dans un premier temps comme « le plus grave depuis Tchernobyl », les experts russes minimisent un « incident » que la télévision centrale de la C.E.I. expose, elle, pourtant, au grand jour. Il est vrai que, selon les révélations de la presse écrite, plus de 130 000 tonnes de déchets radioactifs durs et 33 millions de mètres cubes de déchets radioactifs liquides sont stockés à Tomsk-7, dans des dépôts situés à une dizaine de kilomètres seulement de la rivière Tom. De quoi effrayer les dizaines de millions d'habitants voisins des onze cités secrètes nucléaires que compte la Russie.

Gilles Bourgogne

 

 

 

Science & Vie n°881, février 1991:

URSS: Le plutonium par la racine

De méchants bruits couraient sur la centrale nucléaire secrète de Tomsk. Nous avons prélevé sur place des échantillons de terre que nous avons fait analyser. Les résultats sont inquiétants !

I1 est rare qu'un pays crie sur les toits que ses réacteurs nucléaires produisent du plutonium destiné à un usage militaire. Mais, en Union Soviétique on le tait plus qu'ailleurs, Au point qu'il a fallu un article du journal Izvestia pour que le grand public apprenne, le 3 mai 1990, l'existence d'un site nucléaire près de Tomsk, une ville de 500 000 habitants, au coeur de la Sibérie. Selon cet article, ces réacteurs approvisionneraient en énergie un énorme complexe chimique. Mais nulle mention, tout de même, de la vocation militaire de la ville secrète et fermée, baptisée Tomsk-7, située à 20 km au nord de la ville du même nom, dont les réacteurs ont pourtant été construits au début des années 1950.

Aujourd'hui, le langues se délient. Les conseillers municipaux de Tomsk affirment que les cinq réacteurs, qui seraient du même type que ceux de Tchernobyl, ne se contentaient pas de fournir de l'électricité mais aussi du plutonium - ce qui explique qu'aucun étranger n'ait été autorisé à pénétrer dans la ville (Tomsk-7 ne figure d'ailleurs sur aucune carte). Le récent rapport de deux scientifiques américains, Cochran et Norris, qui se sont penchés sur la production de plutonium en URSS, confirme la chose.

Le retraitement du combustible irradié, opération génératrice de déchets, qui consiste à récupérer le plutonium, s'effectuait également sur le site de Tomsk-7. Mais la préservation de l'environnement ne semble pas avoir été le souci premier de l'exploitant. En fait, la situation à Tomsk-7 semble alarmante ! Les rejets radioactifs de la centrale et les déchets, vraisemblablement enfouis sans grandes précautions, ont contaminé toute la région. On sait maintenant que sept personnes qui avaient mangé du gibier chassé aux alentours ont dû être hospitalisées.

Témoin de la pollution radioactive, ce panneau rayonnement gamma, interdiction de pêcher, de se baigner et de prendre de l'eau pour quelque usage que ce soit.

Seules des mesures précises permettraient d'avoir une meilleure idée de la contamination. Nous avons voulu en avoir le coeur net. Nous avons donc fait effectuer sur place, en juillet 1990, quelques prélèvements que nous avons confiés pour analyses à la CRII-RAD, laboratoire indépendant qui s'est créé en France, juste après l'accident de Tchernobyl, pour compenser le manque d'informations dans le domaine nucléaire. Les résultats sont édifiants.

Sur place, l'usage de radiamètres a permis de vérifier que le taux de radioactivité dans l'air ambiant était beaucoup plus élevé que la normale. Au bord du canal qui vient de Tomsk-7, la radioactivité de l'air atteint 300 microrads par heure, alors que la normale se situe entre 10 et 20 microrads par heure. Quant aux sédiments prélevés dans ce canal, à seulement 5 cm de profondeur, ils accusent des quantités anormales de produits d'activation comme le cobalt 58, le chrome 51, le zinc 65 provenant d'éléments métalliques, qui, à force d'être bombardés par les neutrons du coeur, ont fini par devenir eux-mêmes radioactifs. La présence de ces éléments radioactifs témoigne de fuites importantes dans les circuits des réacteurs et d'une très forte corrosion des alliages utilisés pour la fabrication des gaines qui contiennent le combustible ainsi que pour la tuyauterie par laquelle circule l'eau qui refroidit le coeur des réacteurs.

Mesures, près de Tomsk, pour vérifier le niveau de radioactivité. Etant donné la vocation militaire du centre, les trois Soviétiques qui nous ont aidés à effectuer ces mesures ont préféré garder l'anonymat.

Voici les résultats des mesures, exprimées en becquerels par kilo de matière sèche, avec, entre parenthèses, la demi-vie pour chaque radioélément (temps nécessaire pour que le radioélément perde la moitié de sa radioactivité):
- chrome 51 (27,7 jours): 18 546 becquerels ;
- cobalt 58 (70,9 jours): 4 036 becquerels ;
- zinc 65 (244,1 jours): 2 199 becquerels ;
- manganèse 54 (312,2 jours) : 857 becquerels ;
- fer 59 (44,5 jours): 702 becquerels ;
- cobalt 60 (5,7 ans): 469 becquerels ;
- scandium 46 (83,8 jours): 393 becquerels.

Tous ces radioéléments sont des émetteurs alpha qui possèdent un fort pouvoir de pénétration.

Mais, et cela est beaucoup plus inquiétant, on retrouve dans ces sédiments du plutonium, à des taux qui, s'ils ne sont pas faramineux, prouvent qu'on ne cherche pas à le retenir ; cet émetteur a un faible pouvoir de pénétration (une feuille de papier suffit à s'en protéger), mais il est environ dix fois plus énergétique que les éléments alpha, d'où sa nocivité lorsqu'il est ingéré
[1/1 000 000 ème de grammes de plutonium inhalé suffit à provoquer un cancer]:
- plutonium 242: moins de 37,1 millibecquerels par kilo de sédiment ;
- plutonium 239/240: entre 4 404 et 4 794 millibecquerels par kilo ;
- plutonium 238: entre 71,2 et 86,8 millibecquerels par kilo.

Le fait qu'on retrouve peu de plutonium 238 et 242, mais des quantités importantes de plutonium 239/240 prouve qu'il s'agit de plutonium militaire.

En France, aucune centrale nucléaire n'est autorisée à rejeter du plutonium en quelque quantité que ce soit(1). Les niveaux que l'on peut trouver dans les sédiments en aval des centrales proviennent théoriquement des retombées atmosphériques des essais nucléaires aériens qui ont eu lieu par le passé et sont désormais prohibés. Ce qui explique que les niveaux, en France, pour le plutonium 239/ 240 ne dépassent pas quelques dizaines de millibecquerels par kilo, soit 100 à 200 fois moins qu'à Tomsk.

Précisons que toutes ces mesures ont été faites sur des sédiments prélevés à l'aval de Tomsk-7 et non sur le site même, où les taux de pollution sont forcément plus élevés. Par ailleurs, étant donné l'âge de ces réacteurs, entre 30 et 40 ans, et la très forte corrosion des éléments qui les composent, on ne peut qu'être inquiet devant le risque d'accident majeur qu'ils représentent (2).


(1) Le Commissariat a l'énergie atomique a pourtant répandu des boues, provenant de la station de traitement des effluents usés du Centre nucléaire de Saclav, sur sa décharge de Saint-Aubin, dans l'Essonne: la CRII-RAD y a retrouvé des concentrations de plutonium 239/240 allant jusqu'à 2 000 becquerels.

(2) Pour informations complémentaires, contacter l'association "Bulle bleue" au 16 (1) 45 45 48 76.

Max Larivière
et Jacqueline Denis Lempereur.