Le Monde, 15 février
1989:
(Photo de Jaurès Medvedev rajoutée par Infonucléaire)
L'enquête de Jaurès Medvedev
sur une catastrophe nucléaire survenue dans l'Oural il
y a trente ans traduite en français.
Il aura fallu près de dix ans pour que l'ouvrage du biologiste
soviétique dissident Jaurès Medvedev, paru en 1979
à Londres sous le titre Disaster in the Urals, soit
traduit et publié en français par une petite maison
d'édition de Cherbourg (1). Mais qu'importe, après
tout, puisqu'il avait fallu presque vingt ans à Medvedev
pour apprendre à l'Occident incrédule qu'une catastrophe
nucléaire majeure s'était produite pendant l'hiver
1957-1958 dans l'Oural, à 1 500 kilomètres de Moscou.
C'est en effet en novembre 1976 seulement que
Jaurès Medvedev, déchu de sa nationalité
soviétique et devenu sujet britannique depuis trois ans,
propose un article au New Scientist à l'occasion
du vingtième anniversaire de la revue. Il y évoque
en passant - car il croit l'accident connu de tous - la catastrophe
de Kychtym. Stupeur dans la communauté scientifique, qui,
à l'inverse du monde de l'espionnage, n'a jamais vu de
communication relatant l'événement. Medvedev
lui-même est bien incapable de décrire les faits
de manière précise puisque, s'agissant d'une installation
militaire - la région de Tcheliabinsk est truffée
de réacteurs nucléaires qui produisent du plutonium
pour la bombe atomique, - un secret total entoure l'événement.
Devant l'étonnement des collègues, Medvedev reprend
la plume et publie un deuxième article dans le New Scientist
de juin 1977, où il donne des précisions. Les
révélations de la catastrophe de Kychtym lui ont
été fournies par le professeur Klechkovsky, directeur
du département d'agrochimie et de biochimie de l'académie
d'agriculture Timiriazev de Moscou. Jaurès Medvedev travaillait
alors dans son département comme maître de recherches
au laboratoire de biochimie. Klechkovsky, grand spécialiste
de l'utilisation des isotopes radioactifs et des rayonnements
dans les recherches sur les plantes et le sol, se voit confier
en 1958 la tâche d'organiser une base expérimentale
afin d'étudier les effets de la contamination radioactive
sur les plantes et les animaux dans la région de Tcheliabinsk.
Plusieurs jeunes chercheurs acceptèrent des postes dans
la région, mais pas Medvedev, conscient que les résultats
d'une pareille recherche, jugée « sensible »
par les autorités soviétiques, risquaient d'être
immédiatement confisqués par les militaires.
Medvedev apprend donc dès 1958, de la bouche de Klechkovsky,
les grandes lignes de l'accident. Il s'agissait d'une explosion
de déchets concentrés, produits par des réacteurs
militaires et stockés sous terre. Les produits de fission,
accumulés depuis des années, furent libérés
par une explosion à la surface de la terre puis transportés
par le vent sur des dizaines de kilomètres. Il n'y avait
pas de grandes villes dans la principale zone contaminée
Tcheliabinsk et Sverdlovsk sont loin, mais des milliers de paysans
et d'habitants de petites cités ouvrières durent
être évacués. Les hôpitaux se remplirent
de personnes ayant absorbé du strontium ou du césium.
Medvedev a toutes les raisons de s'intéresser à
cette affaire. Depuis 1951, il a consacré ses recherches
à la circulation des radio-isotopes dans les plantes. Il
s'est d'abord penché sur des modèles simples de
répartition des isotopes dans les plantes. puis sur l'utilisation
de la radioactivité pour étudier la localisation
de la synthèse des protéines et des acides nucléiques
dans les tissus végétaux.
Un terrain expérimental grandeur
nature
Comment négliger les conséquences
d'une catastrophe qui « offre » aux chercheurs un
terrain expérimental grandeur nature ? En 1965, après
la mise à l'écart de Khrouchtchev et la fin de l'ère
Lyssenko en biologie, est fondé l'institut d'écologie
de l'Académie des sciences de l'URSS. Comme par hasard,
il est installé à Sverdlovsk, la métropole
la plus proche de la zone radioactive de Kychtym. A cette époque.
Medvedev avoue s'être peu préoccupé d'écologie
ou de stockage de déchets radioactifs, absorbé qu'il
est par les mécanismes fondamentaux de différenciation
et de vieillissement, et par l'apparition des mutations somatiques
dues aux rayonnements. Depuis 1962, il dirige à Obninsk,
à une centaine de kilomètres de Moscou, un laboratoire
de biologie moléculaire.
Mais c'est à ce titre qu'il va suivre toutes les communications
ayant trait à la contamination radioactive et, pris au
jeu, qu'il va se mettre à éplucher chaque compte
rendu scientifique afin d'y déceler, sous le langage codé
et les imprécisions volontaires imposées par la
censure, les preuves irréfutables d'une catastrophe de
grande ampleur. Dans la Radioécologie des poissons d'eau
douce, publiée en 1969 par Ilenko, il découvre
que l'accumulation de strontium 90 et de césium 137 chez
les poissons des lacs suppose la contamination d'une très
grande surface et n'a donc rien à voir avec une contamination
expérimentale. De même, les études menées
sur les cerfs, abattus pour la circonstance, prouvent que la zone
contaminée s'étend sur plusieurs milliers d'hectares,
ou plus précisément 1 500 kilomètres carrés.
Medvedev analyse tous les comptes rendus consacrés aux
oiseaux, aux petits mammifères, aux arbres et aux plantes
herbacées. Aucun d'eux ne précise le lieu ni la
date des prélèvements, comme le voudrait toute communication
scientifique « normale ». Mais, par recoupements,
en se fondant sur un détail révélateur, il
acquiert la certitude que c'est bien de Kychtym qu'il s'agit.
Ainsi, par exemple, il découvre que l'on a détruit
systématiquement les oiseaux migrateurs dans la zone contaminée,
afin de limiter la propagation de la radioactivité. Chez
les insectes, c'est la fourmi qui semble la plus résistante
à la radioactivité ; les coléoptères
diminuèrent de moitié; quant aux petits animaux
qui vivent dans le sol, où se concentrent les poussières
radioactives, ils ont presque complètement disparu. Dans
les zones de forte contamination, pins et bouleaux sont morts
par stations entières. Ailleurs, on a observé «
de nombreuses anomalies chromosomiques dans les cellules du
méristème des pins ». Medvedev déplore
que la recherche soviétique ait pratiquement négligé
la génétique des populations, hormis quelques études
sur la mouche drosophile, les souris et une algue terrestre.
S'agissant des hommes, le biologiste note que la ville de Kychtym
comptait 16 000 habitants en 1926, 38 000 en 1936 et plus que
32 000 en 1958. Mais nul ne peut dire combien, sur ce nombre,
sont morts ou ont été évacués. Tous
les témoignages font état d'hôpitaux bondés,
de panique dans les grandes villes, de circulation interdite et
d'alimentation sévèrement contrôlée.
Ce qui permet à Medvedev de conclure que « le
désastre de l'Oural fut sans aucun doute la plus grande
tragédie nucléaire en temps de paix que le monde
ait connue ». Faute d'informations plus précises,
on ignore si Tchernobyl a bousculé cette hiérarchie
des catastrophes.
(1) Désastre nucléaire en Oural, éditions Isoète, 19, rue Orange, 50100 Cherbourg, 188 p., 95F.
Roger Cans
Libération, 1 décembre 1988:
Selon la chaîne de télévision
suédoise Space Media Network, un important accident nucléaire
aurait eu lieu bien avant Tchernobyl, pendant l'hiver 1957, sur
le site militaire nucléaire soviétique de Kychtym,
dans l'est de l'Oural. L'affaire n'est pas nouvelle et plusieurs
scientifiques passés à l'Ouest l'ont déjà
évoquée, notamment le biochimiste Jaures Medvedev.
Mais l'Union soviétique n'a jamais reconnu cette contamination
radioactive.
Le fait nouveau est qu'hier la chaîne suédoise a
diffusé plusieurs photographies prises par les satellites
Spot et Landsat en 1987 et 1988. Ces images couvrant une zone
de 250 km2 autour de Kychtym laissent apparaître des terres
désolées, des villages abandonnés et des
rivières et lacs comblés. « Certains ont notamment parlé d'une explosion
violente qui aurait fait des centaines de morts. En fait, on n'en
sait rien », expliquait hier soir François Cogné
de l'institut de protection et de sûreté nucléaire.
« Je penche plutôt pour une dissémination de
produits radioactifs, issue d'une source médicale de césium.»
V. T.
Libération, 27 janvier 1987:
Pour la première fois, le vice-président
de l'Académie des sciences soviétiques confirme
qu'une catastrophe nucléaire à bien eu lieu, il
y a trente et un ans dans l'Oural, faisant plusieurs centaines
de morts.
Au commencement des catastrophe nucléaires était
Tchernobyl ? Sûrement pas. Vingt-huit ans plus tôt,
entre 1957 et 1958, sans doute pendant l'automne, plusieurs millions
de curies de divers radioéléments (principalement
du strontium 90 et du césium 137) se volatilisent dans
l'atmosphère, à la suite d'une explosion de déchets
entreposés sans précaution près de Kychtym
(Oural), autour d'une usine produisant du plutonium. Une région
verdoyante et boisée de 1000 à 1500 Km2 est contaminée,
une zone d'au moins 250 km2 transformée en cimetière.
Une trentaine de villages sont rayés de la carte et des
dizaines de milliers de paysans évacués à
la hâte. Quant aux morts estimés à plusieurs
centaines, seuls les militaires soviétiques disposent de
données précises.
Le biologiste Zhores Medvedev, d'origine soviétique et
émigré à Londres depuis 1973, n'a cessé
de collecter et publier les informations sur cet accident dès
1976. Mais à l'Est comme à l'Ouest, on s'est toujours
refusé à reconnaître cette explosion de déchets
hautement radioactifs. Mercredi 18 janvier pourtant, le vice-président
de l'Académie des sciences d'Union soviétique, Evgueni
Velikhov, a mis fin pour « Libération »
à trente et un ans de secret d'Etat: « C'est exact,
il y a bien eu un accident nucléaire à Kychtym,
dans l'Oural, à la fin des années cinquante »,
nous a-t-il révélé. « Mais ne
s'agissant pas d'une installation civile, aucun document n'a,
depuis, été publié ou transmis aux autorités
nucléaires civiles. Le silence international dans cette
affaire est lié à la nature (militaire) du site
où a eu lieu l'accident. Je vais m'efforcer de rassembler
des informations auprès des scientifiques qui ont travaillé
dans ce complexe atomique. »
Seconde confirmation, celle que nous a faite du bout des lèvres
Boris A. Semioniov, vice-président du Comité d'Etat
pour l'utilisation de l'énergie atomique soviétique
(recherche et représentation à l'étranger
des activités nucléaires soviétiques), à
la suite d'un premier entretien à Moscou le 23 décembre
dernier: « Il y a bien eu quelque chose à Kychtym,
a-t-il reconnu mercredi, mais je ne peux pas vous dire avec précision
la nature de l'accident. Je sais seulement qu'il n'y a pas eu
d'explosion nucléaire (d'un réacteur ?, NDR)
à proprement parler; sans doute s'agit-il de différents
problèmes liés à des déchets. »
Zhores Medvedev a repris ses études de génétique
au National Institut for Research de Londres.
Zhores Medvedev avait donc raison. Et son enquête
scientifique, menée depuis quinze ans, a fini par percer.
Le 4 novembre 1976, il publie dans « New Scientist
» son premier témoignage sur l'accident et, en 1979,
un recueil de ses articles (« Nuclear disaster in the Urals
»). En France, premier pays de l'atome européen,
il faut attendre dix ans pour pouvoir lire la version française et réactualisée,
que l'on doit à la jeune maison d'édition bretonne
Isoète (1). Dès le début, ces révélations
provoquent au sein de la communauté nucléaire occidentale
une belle tempête. On ne compte plus les affirmations péremptoires
assénées par les « experts de l'atome »
de l'Ouest. Ainsi, le très honorable Sir John Hill, président
de l'United Kingdom Atomic Energy Authority (UKAEA), l'agence
nucléaire britannique, déclare-t-il le 8 novembre
1976 à l'Associated Press qu'il s'agit de « science-fiction
pure» et même de « bêtises »,
nées sans aucun doute de « l'invention de son
imagination » (celle de Medvedev). Aujourd'hui même,
les réactions à l'Agence internationale de l'énergie
atomique (AIEA), à Vienne, témoignent d'un embarras
tout diplomatique: « Si l'accident a eu lieu en 1957 ou
1958, l'agence qui est née fin juillet 1957, n'avait aucun
pouvoir de contrôle sérieux », répond-on
dans l'entourage de Hans Blix, le directeur général
de l'AIEA. Mais depuis, qu'at-elle fait pour vérifier les
révélations de Medvedev ? Ne disposait-elle
pas pourtant des nombreux documents de la CIA (photos prises à
partir d'avion U2, témoignages divers), au moins ceux « déclassifiés »
? « De toute façon, l'accident de Kychtym s'est
produit dans une centrale à usage militaire. Or, l'agence
ne s'occupe que des utilisations pacifiques de l'atome »,
ajoute benoîtement le service de relations publiques.
C'est un haut fonctionnaire occidental des Nations unies qui fournit
l'explication la plus vraisemblable de ce silence: « Les
Soviétiques sont avec les Américains deux piliers
clés de l'agence de Vienne. Pas question d'entrer en conflit
avec eux. »
Le désastre de Tchernobyl, tant du point de vue écologique
et humain que pour l'image de l'URSS, un pays en voie de « réhabilitation »
à l'Ouest, n'est pas étranger aux aveux des deux
responsables soviétiques. Mais la qualité des prises
de vue des satellites Spot (franco-suédois) et Landsat
(américain) de 1987 et 1988 a précipité cette
reconnaissance. Nous les publions ci-contre pour la première
fois en France, interprétées par des spécialistes
pour le compte de la société suédoise Space
Media Network. Aussi éloquent qu'un long mea culpa: on
y distingue nettement la zone sinistrée, les complexes
nucléaires, le flux radioactif s'échappant du lac
de Kyzyltach, les déchets de matières nucléaires
stockés dans un second lac, les digues de confinement des
écoulements d'eau contaminée, etc.
Photo
satellite: L'ancien complexe atomique de Kychtym, fermé
depuis l'explosion de 1957-1958 (1). Le nouveau complexe nucléaire
militaire reconstruit en 1987 (2). Un flux radioactif s'échappant
du lac au nord-ouest de Kyzyltach (3). Deux digues conçues
pour emprisonner les eaux contaminées (4).
Aucun doute, l'Oural est bien la capitale historique
de l'atome « rouge » et la région de Sverdlovsk
(voir notre carte) est à l'URSS ce que Handford est aux
USA: le berceau de l'arme atomique. « Dès que
le premier réacteur expérimental fut testé
avec succès, on entreprit la construction de grands réacteurs
pour la production de plutonium dans le sud de l'Oural. L'exploitation
du premier d'entre eux débuta en 1947 ». rapporte
Mevedev. A l'est de la ville de Kychtym exactement, dont on chassa
les habitants. La tache était suffisamment dangereuse en
ce temps où la maîtrise de l'atome ressemblait à
un jeu de dés, pour qu'on la fasse effectuer par des prisonniers
(70 000 provenant de douze camps de travail, si l'on en croit
le Conseil américain de défense des ressources naturelles)
et par des scientifiques mis au secret. Selon divers recensements,
la population des villes de l'Oural a d'ailleurs doublé
entre 1939 et 1958.
L'objectif fixé par Staline ne souffre d'aucune retard:
afin de répliquer aux essais américains menés
à Handford, la première bombe soviétique
devait impérativement exploser avant la célébration
officielle de son soixante-dixième anniversaire. Ce qui
fut fait, en septembre 1949. Rapidement la production en série
de bombes s'organisa. Et qui dit bombes suppose usine de retraitement
pour extraire le plutonium et système de stockage des déchets.
Un stockage sans précaution particulière. Ainsi,
des millions de litres d'une solution hautement radioactive, composée
d'acide nitrique et d'une série de radio-isotopes, sont
déversés dans des containers d'acier puis dans des
cuves en béton, à l'étanchéité
douteuse. Pour les déchets faiblement radioactifs, ils
seront par la suite injectés en profondeur, dans des trous
de forage aux parois argileuses plus ou moins imperméables.
Sur l'accident proprement dit, plusieurs versions s'opposent.
L'une, défendue par Medvedev, avance l'hypothèse
d'une explosion des déchets. Une conclusion à laquelle
est arrivé le biologiste soviétique dissident, après
de minutieux recoupements des données scientifiques éparses
sur la géographie et les conditions climatiques, sur la
contamination des sols, des végétaux, des lacs,
de toutes sortes d'animaux et même d'insectes et d'acariens,
qu'il a pu glaner dans d'obscures revues soviétiques spécialisées.
Des articles systématiquement présentés comme
autant de compte-rendus d'expériences radio-écologiques
sans rapport apparent avec un quelconque accident. C'est d'ailleurs
cette confidentialité qui a empêché la communauté
scientifique de profiter pleinement de cette triste expérience
au moment de Tchernobyl. Medvedev va recalculer toutes ces données,
les relier entre elles, faire des projections et est parvenu peu
à peu à reconstruire un scénario plausible
de l'accident.
Selon lui, ce sont les réactions en chaîne des déchets
hautement radioactifs soumis à des infiltrations d'eau
souterraines qui auraient provoqué des jets de vapeur surchauffés
et conduit à une violente explosion. Ou plutôt à
un énorme « crachat » (plevok) de ce site
de stockage (vushka, qui signifie dans le dialecte russe de l'Oural
« l'épaisse couche de gras qui se forme à
la surface de la soupe de poisson pendant sa cuisson »...),
selon les mots-codes utilisés dans ses articles par Timofeev
Resovsky, responsable des études de radioécologie
à Kychtym. Une soupe très concentrée et très
« chaude », c'est-à-dire hautement
radioactive, qui va défigurer une région entière.
A moins qu'il s'agisse plus banalement d'une explosion liée
à une mauvaise manipulation de matières fissibles,
à une concentration excessive de certains produits stockés
ou encore due à une panne d'un système de refroidissement
de cuves de stockage. Hypothèses que Mevedev n'exclut pas.
Mais le résultat reste le même: la mort d'une région
et de ses habitants. En particulier de la faune.
La forte contamination pourrait, par ailleurs, s'expliquer par
un second accident de déchets, qui aurait pu survenir dans
les années 1976, selon le témoignage de certains
agents de la sûreté nucléaire soviétique,
renvoyés depuis de leur poste.
Deux autres thèses furent défendues successivement
par la CIA, en s'appuyant sur les photos prises par son avion-espion
U2 et sur les confidences de victimes soviétiques. En novembre
1976, plusieurs journaux américains évoquent « un
accident nucléaire majeur qui s'est produit en Union soviétique
il y a près de vingt ans (et) devait être imputé
à un réacteur dont on avait perdu le contrôle ».
Une hypothèse peu probable du fait de la nature des retombées
et leur proximité, l'explosion du réacteur de Tchernobyl
ayant formé un gigantesque nuage toxique qui a voyagé
pendant des semaines à travers toute l'Europe. Seconde
hypothèse diffusée par l'agence de renseignement
américaine, celle d'un banal essai atomique qui aurait
mal tourné. « Surprenant, réplique Medvedev
car, dans ce cas, on retrouverait au sol des taux semblables de
strontium 90 et de césium 137, ce qui n'est pas le cas. »
En outre, d'habitude, ces essais ont lieu bien plus au nord, sur
la grande île de Novoya
Zemlya.
Les Soviétiques viennent de faire un premier pas dans la
reconnaissance du [d'un
des] plus grave accident nucléaire
de l'histoire de l'humanité. Il reste à faire officiellement
toute la lumière sur ses circonstances et ses effets pour
l'environnement et la population. L'URSS devra également
répondre sur l'éventualité d'un second accident
dans la même zone et assurer la communauté internationale
d'une parfaite sûreté de ses installations nucléaires,
civiles comme militaires. D'autant plus, que les photos satellites
révèlent une autre surprise: le complexe atomique
militaire de Kychtym a été reconstruit en pleine
zone contaminée à cinq kilomètres de l'ancienne
installation...
(1) « Désastre nucléaire en Oural », éditions Isoète, l87pp., 95F.
Vincent TARDIEU
avec Basile KARLINSKI
et Joëlle STOLZ à Genève
Le Monde, 16/10/84:
[...] Au cours du dernier vol de Challenger,
il semblerait aussi, si l'on en croit une information publiée
par le magazine spécialisé Aviation Week and
Space Technology, que la caméra à grand angle
embarquée dans la navette ait pris des clichés de
la région de Kychtymn (Union soviétique), théâtre
il y a vingt six ou vingt sept ans d'une catastrophe nucléaire.
La revue américaine précise que l'analyse des 2
400 photographies de cette région, située à
1 300 kilomètres à l'est de Moscou, devrait mettre
en relief les travaux - détournement de cours d'eau notamment
- entrepris par les Soviétiques pour limiter la pollution
radioactive créée par cet accident (le Monde
du 9 novembre 1976).
Révélée par le biologiste soviétique,
exilé en Grande Bretagne, Jaurès Medvedev, cette
catastrophe aurait été produite, selon les experts
occidentaux, par une explosion qui aurait eu lieu soit dans un
centre de stockage de déchets radioactifs, soit dans une
unité de retraitement destinée à l'extraction
de plutonium à vocation militaire.
La confirmation des soviétiques:
"Premièrement, il n'y a aucune preuve d'un pareil accident ; deuxièmement, la technique nucléaire a fait de tels progrès depuis vingt trois ans qu'un pareil accident est devenu tout à fait impossible ; troisièmement, il s'agissait d'une installation militaire et non pas civile."
Alexandre Styrikovitch,
membre de l'académie des sciences d'URSS,
8 février 1981.
Interview de Jaurès Medvedev: La grande catastrophe atomique soviétique, Paris Match n°1577, 17 août 1979 (en PDF).
La gueule ouverte - Combat non violent n°196 du 9 février 1978:
Un accident survenu en 1958 dans la rubrique « Actualités nucléaires » ... la GO CNV aurait elle vingt ans de retard ? Eh non... Car ce n'est qu'aujourd'hui que le public mondial peut espérer savoir ce qui s'est passé dans l'Oural en 1957-58. Le 13 janvier dernier au Collège de France, Jaurès Medvedev, biochimiste russe dissident qui travaille maintenant à l'Institut National de Recherche Médicale de Londres, présentait le résultats de ses recherches, à l'invitation des Amis de la Terre et du GSIEN. Y. Le Hénaff était là.
Pourtant le CEA, lui, était au courant depuis 1969 (cf. encadré) !
Nous nous heurtons donc, encore et toujours, au secret nucléaire. Et pas seulement en URSS. EDF vous a-t-elle prévenue des nouvelles difficultés rencontrées quant à la sécurité de Superphénix ? Un exemple parmi combien d'autres...
Mais il y a plus fort encore. Le 24 janvier
dernier, un satellite soviétique s'écrase
en terre canadienne. II est bourré d'uranium, soi-disant
pour sa propulsion. Ouais. Et si c'était une bombe H satellisée
? Y. Le Hénaff - toujours lui - explique pourquoi cette
hypothèse semble la plus vraissemblable. Mais au fond,
pourquoi nous l'aurait-on dit ? Un jour, vous verrez, «
ils » nous désintégrerons et nous n'en saurons
rien. Qui sait d'ailleurs si ce n'est déjà fait
! II y a tout de même des indices bien troublants. Vous
avez vu la tête de Barre ?
LORSQUE Jaurès Medvedev décrivit « Deux décades
de dissidence » en URSS dans un premier article pour le
journal Anglais New Scientist, il mentionna au passage
deux « accidents » de la technologie ou de la politique
russe en matière de recherche. Le premier concernait la
mort de dizaines de personnes - dont le chef de centre - autour
d'une fusée de lancement d'un satellite vers la lune qu'on
avait voulu envoyer coûte que coûte en l'air (malgré
un incident technique constaté) pour coincider avec l'arrivée
de Kroutchev à l'ONU à New York en octobre 1960
et rehausser son prestige. Le deuxième concernait l'accident
nucléaire survenu fin 1957 - début 1958 à
Kyshtym, une ville de l'Oural entre Chelyabinsk et Sverdlovsk.
Il s'agissait, disait-il, de l'explosion - semblable à
l'éruption d'un volcan - d'un dépôt souterrain
de déchets radioactifs aménagé auprès
des premiers réacteurs militaires installés là.
Les déchets ainsi projetés, emportés par
le vent, avaient - disait-il - recouvert plus d'un millier de
km2 de terres arables, de bois, de lacs, de villages et de petites
villes.
Exilé en Angleterre depuis 1972 seulement, Medvedev ne
savait pas que cette catastrophe vieille de 20 ans était
inconnue en Occident et fut tout étonné de l'intérêt
suscité par ses révélations.
Nous verrons plus loin que ce désastre n'était pas
inconnu de tout le monde, mais il resta « secret militaire
» car il est des choses désagréables de la
vie dont il vaut mieux préserver les enfants tant à
l'Est qu'à l'Ouest. A l'Est car l'État - comme ici
Sa Sainteté notre Pape - inspiré de Marx et de Son
prophète Lénine, est infaillible; et à l'Ouest
parce que les gouvernements avaient déjà suffisamment
d'emmerdements comme cela avec leurs propres antinucléaires.
Décidément, c'est pas étonnant que Medvedev
se soit fait virer d'URSS : un empêcheur de désintégrer
en rond on vous dit. C'est en tout cas ce que pensa et dit Sir
john Hill, le Directeur de I'UKAEA (le Commissariat à l'Énergie
Atomique Anglais), pour qui ces révélations de Medvedev
étaient « de la science-fiction »,
des « bêtises » ou même
peut être « un produit d'imagination »
: Medvedev est un biochimiste de réputation mondiale
- c'est d'ailleurs pour cela qu'il a pu quitter vivant l'URSS
- et les propos injurieux, sans l'ombre de preuve scientifique,
de J. Hill à son égard ne pouvaient que briser sa
carrière en Occident. On remarquera en passant le parallèle
entre les méthodes d'un Lyssenko en Russie et celles de
Sir John Hill. Mais déjà l'accident de Windscale au nord de l'Angleterre
en 1957 qui avait envoyé un nuage radioactif au dessus
de Londres et jusqu'au Danemark, avait causé suffisamment
de souci à I'UKAEA. S'il s'avérait que ces installations
nucléaires foutaient le bordel un peu partout même
là où la rentabilité n'est pas un critère
contre la sécurité - il n'y aurait bientôt
plus assez de tranquilisants et de flics pour calmer les sujets
de Sa Majesté. D'où les réactions spontanées
et scientifiques de Sir John Hill et de quelques autres "savants"
aux ordres.
Le même coup se reproduira d'ailleurs
contre les premiers scientifiques indépendants (allemands,
australiens et anglais) qui révélèrent les
dangers de la Thalidomide. Heureusement Sir John Hill est un gros
bras, et qui plus est, un spécialiste atomiste, un coup
sur la tête de ce misérable exilé biochimiste
- donc pas nucléo-compétent - et le tour sera joué.
Mais un mec chiant c'est un mec chiant, et Medvedev décida,
seul, à 5 000 km du lieu de l'accident, de prouver ce qu'il
avançait. De toutes façons, il n'avait pas le choix,
sa réputation était en jeu.
Un biochimiste, ça étudie quoi ? En gros la chimie
du vivant : plantes, bêtes ou hommes. En particulier, depuis
qu'il y a des molécules dites « marquées »
(avec des élements radioactifs), on peut étudier
la circulation des différents éléments chimiques
dans les tissus vivants. Fûté comme Sherlock Holmes,
Medvedev se dit « Si une telle étendue a été
contaminée, c'est pas possible que les chercheurs russes
n'en profitent pas pour étudier les effets de la radioactivité
sur la faune et la flore. D'accord, le KGB veille, mais plusieurs
dizaines de chercheurs poussant au cul pour faire publier leurs
travaux - et se faire apprécier - ça doit sortir
un jour ou l'autre, plus ou moins camouflé, mais ça
doit sortir ».
Qui plus est, voilà qu'un autre savant russe, le Pr. Léon Tumerman, ancien chef du labo de biophysique à l'institut de Biologie moléculaire de Moscou, qui avait émigré en Israël en 1972, racontait la même histoire. Tumerman avait visité la région en 1960 et avait vu la zone contaminée devenue zone interdite : tous les villages avaient été rasés pour empêcher le retour des habitants et des panneaux interdisaient aux automobilistes de s'arrêter sur les routes de ce secteur. Néanmoins, ce nouveau témoignage n'était quand même pas suffisant pour convaincre les fabricants occidentaux de centrales nucléaires, Sir John Hill en tête : l'accident pouvait être tout simplement « exagéré ».
Fallait quasiment un témoignage des Russes eux-mêmes et c'est ce que Medvedev réussit à obtenir. En épluchant la littérature scientifique russe, il découvrit plus d'une centaine d'articles concernant les effets du strontium 90 et du césium 137 sur l'environnement, les plantes et les animaux pour ceux qui voudraient en connaître les rudiments, voir « Les aspects du nucléaire » de Y. Le Hénaff, en vente à la Librairie... ). Aucun des articles ne mentionnait le mode de contamination, habituellement ces études sont faites en milieu isolé : dans des serres ou des viviers de laboratoire, ni le lieu de l'expérience - sauf dans un seul article où le nom de Chelyabinsk était mentionné. Rien n'est parfait en ce bas monde, pas même la censure. Cependant, la diversité des sujets étudiés : les sols, les eaux, les plantes terrestres et aquatiques, plus de 200 espèces animales : insectes, oiseaux, poissons, mammifères*, ainsi que la nature et le taux de contamination permettaient non seulement de repérer la région avec assez de précision, mais de déterminer la date de l'accident (les articles publiés en 1968 mentionnaient une observation sur 10 années, ceux de 1969 sur 11 ans, ceux de 1971 sur 14 ans), le type de l'accident et l'étendue des dégâts.
Déjà, le premier article sur
ce sujet : une étude mathématique des variations
de la radioactivité au cours du temps dans deux lacs eutrophiques
(eau non courante) de 4,5 et 11,3 km2. publié en 1966 par
F. Rosinsky, aurait dû surprendre les savants occidentaux.
Peut-on imaginer la contamination volontaire de deux si grands
lacs pour le simple plaisir de confirmer des calculs vaseux ?
La contamination des brochets étudiés par Ilenko
- certains de 12 à 15 kg, ce qui exige un lac à
eau courante de 10 à 20 km2 - impliquait une radioactivité
de quelques 50 millions de curies dans le lac. Comme cette radioactivité
provenait notamment des eaux de ruissellement de la région
environnante, on peut en déduire que celle-ci devait avoir
reçu plusieurs centaines de millions de curies de strontium
90 et de césium 137.
Le fait que de telles études ne portaient que sur une contamination
importante par le strontium 90 et le césium 137 montrait
qu'il s'agissait d'une contamination par des déchets de
centrale nucléaire. Tout d'abord les soviétiques
avaient une zone beaucoup plus septentrionale pour essayer leurs
bombes et Kroutchev n'aurait certainement pas toléré
qu'on fasse péter une bombe nucléaire dans un endroit
habité pour refaire les études américaines
d'Hiroshima et de Nagasaki. Il ne pouvait pas s'agir non plus
de l'explosion d'une centrale nucléaire en fonctionnement
parce que le taux de contamination observé pour le strontium
90 et le césium 137 aurait impliqué une contamination
instantanée par d'autres noyaux radioactifs, telle que
ces animaux n'auraient jamais survécu pour être étudiés
10 ou 15 ans plus tard.
Comment une telle explosion a-t-elle pu se
produire ? D'après Medvedev, l'hypothèse la plus
probable est la suivante. A cette époque - encore moins
qu'aujourd'hui - on n'extrayait pas 100 % du plutonium des déchets
radioactifs pour préparer les bombes A. Les boues résiduelles
auraient été simplement jetées dans une fosse
bétonnée, sans fond, de manière à
ce que les déchets s'écoulent progressivement dans
le sol. Malheureusement, on le sait depuis, les différents
métaux percolent dans le sol et se stabilisent sur des
couches différentes. Il a très bien pu se former
une zone où la densité de plutonium était
suffisante pour déclencher une réaction en chaîne
peut-être accélérée par les eaux de
pluie. Les américains auraient eu, paraît-il, un problème
analogue - heureusement dans une région sèche
et auraient pu recreuser
à temps pour récupérer le plutonium.
En tout état de cause, il semblerait que la CIA américaine
ait été au courant de quelque chose dès le
début. Comme par hasard, l'avion espion U 2 de Powers,
abattu par les Russes le 1er mai 1960, est tombé à
quelques kilomètres de Sverdlovsk. Depuis les révélations
de Medvedev, un groupe antinucléaire US derrière
Ralph Nader a obligé la CIA - par la loi sur la liberté
de l'information - à publier ce qu'elle savait là-dessus.
Ce que la CIA a fait mais en partie seulement. Il y aurait eu,
selon la CIA, deux accidents un au printemps 1958, l'autre en
60 ou 61. C'est peu comme information, et c'est peut être
un accident de trop.
Y a-t-il eu des études comparables à celles sur
les plantes et les animaux publiées relatives aux être
humains ? Medvedev répond non. En URSS la radioprotection
- comme le reste - est sous le contrôle du KGB. Cependant,
deux personnes de la région, émigrées maintenant
en Israël, confirment « Plusieurs milliers de victimes
encombraient les hôpitaux des alentours », une
autre qui avait vécu dans la région dix ans après
la catastrophe : « Devenue enceinte, on me conseilla
d'avorter, ce que je fis ». [...]
* Rien que pour le groupe du Dr. A.I. Ilenko : 21 espèces
d'oiseaux en 1967-68, des poissons à partir de juin 69,
une cinquantaine d'espèces de canards entre 1970 et 72.
SWERDLOWSK ou SEMIPALATINSK KASACHSTAN
U.R.S.S. Voilà ce que l'on peut lire dans une bibliographie (CEA BIB 164) du Commissariat à l'Énergie Atomique parue en 1969 sous le titre L'énergie nucléaire - Accidents et incidents, par Yves Sutra Fourcade du Centre de Production de Plutonium de Marcoule. La référence citée est : Vorkommnise and strahlenungfalle in herntechnischen anlagen Aus 20 jahren internationaler Erfahrung - Erich H. Schulz, Verlag Karl Thieming, K. B. München. Il est donc prouvé qu'en 1969 au moins le CEA français était au courant de cet accident. Non seulement il s'est bien gardé de nous en faire part, mais de plus on peut se demander si l'incrédulité affichée par Mme Vignes de l'EDF - ou même Sir John Hill de I'UKAEA - est une preuve de franche bêtise... ou d'une malhonnêteté non moins stupide. |
C.P.
Le Monde, 18 janvier 1978:
L'ACTUALITÉ SCIENTIFIQUE EN U.R.S.S.
A la fin de 1957 ou au début de 1958,
un grave accident nucléaire a frappé la région
soviétique de Cheliabinsk, en Oural du Sud ; une zone de
plusieurs centaines de kilomètres carrés a été
soumise à une intense pollution radioactive. La réalité
de cette catastrophe, révélée en novembre
1976 par le biologiste soviétique exilé Jaurès
Medvedev (le Monde du 9 novembre 1976), avait paru douteuse
à bien des experts occidentaux. Grâce à un
long travail de recherche qui a donné lieu à la
publication de deux articles en juin et en novembre derniers dans
la revue britannique New Scientist, M. Medvedev, qui vit
en Grande Bretagne depuis 1972, a accumulé un grand nombre
de preuves qui paraissent difficilement réfutables et qu'il
a largement exposées au cours d'une réunion organisée
à Paris par les Amis de la Terre.
Depuis 1958, plus de cent travaux réalisés
par des scientifiques soviétiques sur les effets, sur le
monde végétal et animal, de deux produits radioactifs
- le strontium 90 et le caesim 137 - ont été publiés.
M. Medvedev s'y est intéressé de près: dans
presque tous les cas, ni la cause de cette pollution - de même
nature et de même intensité à chaque fois
- ni la situation géographique n'étaient précisées.
Le type de végétation et la forme de la faune y
sont cependant typique de l'Oural du Sud. La durée des
observations et la date de publication permettent de déterminer
approximativement de quand date la pollution : fin 1957, ou début
1958.
Les scientifiques de nombreux pays travaillent sur les effets
de la pollution radioactive sur les êtres vivants. Peu d'entre
eux, sauf les Soviétiques, souligne M. Medvedev, ont toutefois
la chance d'effectuer leurs recherches sur des zones « expérimentales
» où la radioactivité dépasse de cent
à mille fois celle que permettent les réglementations
internationales.
Plusieurs publications soviétiques, note encore M. Medvedev,
font état de recherches sur des forêts contaminées
par des produits radioactifs amenés par des tempêtes
de poussière : on ne sait pas créer expérimentalement
de tels phénomènes.
M. Medvedev s'est intéressé plus particulièrement
à certains travaux sur les conséquences génétiques
de la radioactivité de la nature des espèces, de
la taille des échantillons prélevés et des
caractéristiques écologiques de celles-ci, il tire
la conclusion que la zone frappée par l'accident s'étend
sur plus d'un millier de kilomètres carrés.
Plusieurs éléments sont venus appuyer l'affirmation
par M. Medvedev de la réalité de l'accident de 1957-1958.
L'année dernière, un Soviétique exilé
en Israel, le professeur Lev Tumerman, rapportait que, en 1960,
il avait traversé en voiture une région privée
de vie, au nord de Cheliabinsk, où des panneaux recommandaient
aux conducteurs de ne pas s'arrêter, et où on lui
avait conseillé de ne pas boire l'eau des rivières.
Des raisons controversées
D'autre part, des témoignages
rassemblés à l'époque par la C.I.A., et dont
certains ont été récemment rendus publics
à la suite d'une demande faite, au nom du Freedom of Information
Act, par un groupe américain proche de M. Ralph Nader,
donnent des indications du même genre. La C.I.A. semble
avoir recueilli ses premiers indices auprès des visiteurs
soviétiques à l'exposition universelle de Bruxelles,
en 1958. Certains rapports parlent de centaines de morts. D'autres
indiquent que les produits agricoles amenés par les paysans
sur les marchés de la région étaient directement
retirés de la circulation...
Il paraît aujourd'hui difficile de mettre en doute la réalité
de cette catastrophe radio active. Les raisons en sont moins claires.
Elles sont, en tout cas, plus controversées.
Pour M. Medvedev, la cause est entendue: il s'agit de la dispersion
accidentelle de déchets radio actifs stockés. S'il
s'était agi, comme le soutiennent certains, de l'explosion
d'un réacteur nucléaire, et compte tenu de la quantité
importante de stronium 90 et de cassium 137 en cause, la radioactivité
totale libérée - et dont ces deux éléments,
dans des déchets nucléaires « frais »,
ne représentent qu'une faible part - aurait été
telle que les effets sur l'environnement auraient été
considérablement plus importants, et que toute trace de
vie aurait pratiquement disparu.
Pour M. Medvedev, il ne saurait être question, pour les
mêmes raisons, de l'explosion accidentelle d'un engin nucléaire.
Quant à un essai volontaire, il l'exclut, faisant valoir
que de nombreux documents attestent la construction accélérée
dans la zone considérée, à la fin des années
40, d'un des principaux centres de recherches nucléaires
militaires, et que tous les essais nucléaires soviétiques
ont lieu dans des zones beaucoup plus septentrionales. Le thèse
de l'accident, indique M. Medvedev, peut expliquer la suspension,
annoncée par Khrouchtchev comme « volontaire »
des essais atomiques soviétiques entre avril et octobre
1958.
Des personnalités officielles comme Sir John Hill, patron
de l'énergie atomique en Grande-Bretagne, ont contesté
violemment qu'il puisse s'agir d'un accident impliquant des déchets
nucléaires. L'argument avancé par M. Medvedev selon
lequel, poussés par les nécessités militaires,
les Soviétiques ont porté trop peu d'attention aux
déchets qu'ils créaient, n'en est pas moins troublant.
Et les conclusions opposées aux siennes ne paraissent pas,
pour le moment, s'appuyer sur des études faites avec le
sérieux souhaitable.
XAVIER WEEGER.
Libération, 14-15 janvier 1978:
Nouvelles révélations de Jaurès Medvedev sur la catastrophe nucléaire de l'Oural en 1958
Le centre de Kysthym détruit:
2 000km2 de terres interdites et contaminées
Au cours d'une conférence de presse
qu'il donnait hier à Paris, dans les locaux des « Amis
de la Terre », le biologiste dissident Jaurès Medvedev,
réaffirmait l'existence de la catastrophe nucléaire
qui s'était produite dans la région de l'Oural en
1958. Une démarche de plus, pour convaincre les sceptiques,
qu'ils appartiennent au monde de la science ou à celui
de la presse. L'un des grands quotidiens de la presse Hersant
n'a-t-il pas fait répondre « qu'un dissident et
un antinucléaire ne les intéressaient pas »
? Depuis sa première déclaration publique sur cette
affaire, dans un article de New Scientist, le 4 novembre
76, Jaurès Mendvedev n'a cessé d'approfondir et
d'accumuler de nouvelles preuves. Il a pu nous tracer hier, le
scénario précis de l'accident de 58, déterminer
son emplacement exact, et nous décrire les difficultés
rencontrées pour établir les faits. Non seulement
du côté des autorités soviétiques,
mais aussi de la part de la CIA dont les documents pourtant éloquents,
ont gardé leur secret pendant vingt ans. Sans compter avec
l'ironie dont firent preuve les milieux officiels britanniques,
lorsque Medevedev s'installa en Grande Bretagne. « Non
sens » disait on, « science fiction ».
Un journaliste qui l'interviewait le taxa de « fausse
information ». « C'est pour cela, explique
Medevedev, que j'ai beaucoup travaillé, sur une foule
de notes et de détails pour déterminer l'ampleur
du désastre et ses causes exactes ».
Et l'on comprend l'entêtement de Medvedev, à le voir,
d'un flegme tout britannique, expliquer sa démarche. Il
faut aussi rappeler en trois mots, son passé en Union soviétique.
Alors qu'il dirigeait le laboratoire de radiobiologie molléculaire
d'Obninsk, il fut révoqué en 1969, à la suite
de la parution en Occident et aux Etats Unis, d'un ouvrage critique
« Grandeur et chute de Lyssenko ». On le maintient
au chômage, puis on l'interne, en hôpital psychiatrique
(*). Libéré grace à une campagne de soutien,
il demanda l'asile politique en Grande Bretagne, lorsqu'il y fut
invité en 1972. Il travaille aujourd'hui au National
institute for medical research à Londres.
LE DESASTRE DE KYSHTYM
Jusqu'en 1966, J. Medvedev ne put trouver quelque
document, concernant la catastrophe. Mais le lieu en est désormais
établi: il s'agit du centre de Kyshtym (entre Sverdlosk
et Tchelyabinsk). De même, il ne peut rencontrer d'autres
techniciens ou scientifiques ayant travaillé dans ce secteur.
Mais il recensa plus d'une centaine de publications soviétiques,
ayant trait à la contamination et dont les études
avaient été effectuées non pas en laboratoire,
mais sur le terrain. Chaque article faisait état d'une
contamination remontant à 8, 10 ou 11 ans auparavant. Ces
nombreux rapports décrivaient des populations animalières,
des lacs ou des forêts, très fortement contaminés.
C'est par recoupement qu'il parvint finalement à reconstituer
le lieu et l'ampleur de la catastrophe.
Jaurès Medevedev n'en doute plus aujourd'hui: l'explosion
n'est pas le fait d'un réacteur, mais bel et bien celui
de déchets. Voici la description qu'il en fait: alors que
les techniciens foraient le sol pour enfouir des déchets,
il est probable qu'au cours d'un forage très profond, ils
aient atteint une roche poreuse, ou même la nappe phréatique.
Le plutonium mis alors au contact de l'eau, dégage un brouillard,
les déchets se réchauffent et explosent à
la manière d'un volcan. Par le puits de forage qui fait
cheminée, c'est une véritable nuée de poussières
radioactives qui s'échappent. La proportion de strontium
90 et de césium 137 sont, pour Jaurès Medvedev la
confirmation qu'il s'agit bien là de l'explosion de déchets
stockés.
LE NUCLEAIRE ET LES CAMPS
Le reste a déjà été
largement décrit dans ces colonnes: des centaines de morts
par irradiation, des milliers de contaminés, une zone où
les produits agricoles vendus sur les marchés de Techlyabinsk
et Sverdlosk furent intégralement brûles. Villages
et kholkhozes évacués, puis détruits pour
que la population ne vienne s'y réinstaller. La chasse
et la pêche y sont encore, 21 ans après, interdits.
L'étendue de la zone contaminée est maintenant évaluée
par J. Medvedev à 2 000 Km2 Mais la description du centre
de Kyshtym est tout aussi hallucinante que celle de la catastrophe
elle même...
Construit à des fins militaires de 45 à 48, il devint
un centre de recherche extrêmement important. Vinrent y
travailler, des techniciens allemands, prisonniers de guerre ainsi
que des techniciens soviétiques. Mais surtout pour construire
les installations: une usine, des tunnels souterrains, un réacteur,
un lieu de stockage pour les déchets, le gouvernement soviétique
fit venir quelque 7 000 prisonniers de différents camps.
Ils vivaient dans les pires conditions : barraquements, etc. Ils
construisirent également la ville qui finit par abriter
40 000 personnes. Une ville close où les gens vivaient
et travaillaient, mais dont on ne pouvait sortir librement puisqu'elle
abritait le secret des recherches. « La region
est très belle, dit J. Medvedev, mais le camp de concentration
n'était pas du tout romantique ».
Aujourd'hui, toutes les révélations de J. Medvedev sont confirmées par celles de la CIA. Cette dernière a notamment étudié la migration des oiseaux de la région ; qui l'hiver s'en allaient vers l'Afrique du Sud ou l'Iran. Leurs os et leurs muscles ont accumulé de fortes concentrations de strontium 90 et de cesium 137. Dès août 59, des rapports étaient parvenus à la CIA (Report CS-3/407 679 du 5.12.59) sur l'accident de Kyshtym. Mais les autorités américaines avaient décidé de ne rien divulguer afin de ne pas effrayer leurs concitoyens. « C'est une faute grave, dit Jaurès Medvedev. Y compris les milieux scientifiques qui travaillent sur le programme nucléaire n'avaient pas été tenus au courant ». La CIA aura gardé le secret pendant 20 ans, avant d'en livrer des bribes au New Scientist ou aux Evening News vers décembre 76. Vingt ans bénis pour les pollueurs...
Claire BRIERE
* « Un cas de folie », Ed. Julliard. 1972.