Science & Vie
n°827, août 1986:
Après l'accident soviétique,
il y a eu en Corse, par exemple, près l2 fois plus de radioactivité
dans le lait de brebis que le maximum annoncé par les pouvoirs
publics dans le lait de vache. Et ce n'est qu'un des nombreux
mensonges qui ont été administrés aux Français
en guise de drogue anti radiations !
Comment
évaluer le transfert de l'iode 131 dans la chaîne
alimentaire.
Pour une concentration constante de 0,037 Bq/m3 d'iode 131 dans
l'air et en considérant qu'une vache consomme en moyenne
11 kg d'herbe par jour, on retrouve 6,475 becquerels dans le litre
de lait. Ces estimations ont été énoncées
par le Pr Tubiana de l'institut Gustave Roussy à Villejuif,
lors d'un symposium organisé en 1982. Dans un fromage,
on retrouverait 3 à 4 fois plus de radioactivité.
Et il y a des races de vaches qui consomment encore plus d'herbe.
Trois mois après Tchernobyl, les Français
s'interrogent encore sur le niveau de contamination qu'ils ont
subi. Les mesures officielles n'ont été publiées
que tardivement et avec parcimonie. Et ces chiffres, astucieusement
présentés sous forme de moyennes, n'ont rien d'inquiétant.
Or, il semble que certains points de France, notamment à
l'est et au sud, dont la Corse, aient de beaucoup dépassé
les moyennes. Un
médecin, Denis Fauconnier, de Balagne, en Haute Corse,
voudrait avoir les mesures pour la Corse on le met en rapport
avec le Dr Moroni, bras droit du Pr. Pellerin, au Service central de protection contre les radiations
ionisantes (SCPRI). Le Dr Moroni est justement originaire
d'un village voisin du sien, ce qui facilite peut être les
choses.
Du lait de brebis venant de deux fermes différentes est
analysé fin mai ; Moroni téléphone les résultats
à Fauconnier : 360 becquerels par litre en iode 131 dans
le premier échantillon, auxquels s'ajouteraient 290 becquerels
de césium 137 et 134 ; 320 becquerels par litre d'iode
131 dans le second. Mais pas de résultats écrits.
Fauconnier nous demande d'organiser des analyses, puisque notre
revue bénéficie de contacts privilégiés
avec les chercheurs de nombreux laboratoires. Certains de ceux-ci
acceptent de coopérer sous réserve d'anonymat, car
la discrétion est, bien sûr, de rigueur. Résultats
: le litre de lait de brebis de Balagne contenait encore à
la mi-juin: 150 becquerels d'iode 131; 130 becquerels de césium
137 ; 68 becquerels de césium 134 ; 2,6 becquerels de césium
136 ; 18 becquerels de lanthane 140.
Or, l'iode 131,
qui représente la majorité de la radioactivité
échappée du réacteur soviétique, a
une période radioactive de 8,04 jours. C'est à dire
que la moitié de sa radioactivité disparaît
au bout d'une semaine, puis encore la moitié de cette moitié
en une autre semaine et ainsi de suite... Ce qui revient à
dire que ce corps disparaît rapidement de l'environnement.
Le fait d'en retrouver encore mi-juin en quantités bien
appréciables, prouve qu'il y en a eu beaucoup plus qu'ailleurs
début mai, au moment où le nuage est passé
sur la France. En fait, si l'on remonte la courbe de décroissance
de l'iode 131, il y aurait eu dans les premiers jours de mai 5
100 becquerels par litre, soit près de 12 fois le chiffre
maximal de 444 becquerels par litre de lait (de vache) annoncé
par le SCPRI !
Afin de rassurer les habitants de Balagne, qui consomment beaucoup
de lait de brebis et de chèvre (qui concentrent davantage
la radioactivité que le lait de vache), nous avons proposé
de faire subir une anthropogammamétrie à un enfant
de la région. Cet examen au nom barbare consiste simplement
à mesurer la radioactivité du corps et de la thyroïde,
dans une chambre
à bas bruit de fond, isolée au maximum de la
radioactivité naturelle de l'environnement. Pour ne pas
risquer un refus du Commissariat à l'énergie atomique,
qui possède à Fontenay aux Roses les installations
nécessaires à cet examen, les sujets sont présentés
comme de simples patients envoyés par un médecin.
Dominique, 12 ans, et sa mère, ainsi
qu'Erwan, un Parisien de 5 ans, passent le 2 juillet les examens
dont voici les résultats. Pas de traces d'iode 131 dans
la thyroïde du petit Parisien, ce radioélément
ayant disparu depuis le milieu du mois de juin. A part pour quelques
cas isolés de Parisiens qui ont vraisemblablement ingéré
de la nourriture contaminée. En revanche, le jeune Corse
en a 45 becquerels dans la thyroïde, environ ce que l'on
trouvait dans la thyroïde des Parisiens (adultes) deux mois
plus tôt. Une étude réalisée par l'Institut
de recherche sur le cancer de Sutton, en Grande Bretagne, montre
que le 11 mai la thyroïde d'un garçon de 12 ans du
sud de l'Angleterre n'en contenait pas plus de 8 becquerels (avec
une marge d'erreur de plus ou moins 4 becquerels). Le niveau du
césium 137 dans le corps entier atteint par ailleurs 770
becquerels, et celui du cesium 134, 340 becquerels.
Si
on avait pris à temps les mesures qui s'imposaient dans
les régions exposées en France, Dominique, jeune Corse de 12 ans n'aurait pas,
deux mois après l'accident de Tchernobyl.
encore de l'iode 131 dans la thyroïde.
La quantité d'iode 131 décelée n'est pas très élevée en elle même, mais elle prouve que la quantité ingérée a probablement été beaucoup plus forte en Corse qu'à Paris. D'autant plus que ce jeune garçon a supprimé de son alimentation tous les produits à base de lait de brebis ou de chèvre mi juin au moment où nous avons fait réaliser nos analyses.
C'est en consultant des rapports étrangers
que notre attention a été attirée sur un
problème bien particulier. Lors d'un accident de fusion
du coeur du réacteur, ce sont les iodes et les gaz rares
qui s'échappent en premier. Phénomène tout
à fait normal, puisque ce sont les corps les plus volatils.
Le césium 137 est également facilement volatil,
mais il est moins abondant que l'iode. Les spécialistes
s'accordent, en l'absence d'informations soviétiques,
pour penser qu'il y avait environ 20 fois plus d'iode que de
césium dans le coeur du réacteur. Le taux de libération
de ces corps étant très élevé, on
peut admettre qu'on les retrouve dans les mêmes proportions
une fois qu'ils ont été relâchés dans
l'atmosphère. |
Il est difficile dévaluer une telle
contamination. Une fois dans l'organisme, l'iode 131 continue
d'irradier, tant qu'il n'a pas été éliminé
soit par décroissance radioactive spontanée, soit
par élimination physiologique, comme n'importe quelle substance
chimique. La moitié seulement de l'iode qui pénètre
dans l'organisme y demeure, l'autre partie étant excrétée
par voie urinaire. Selon ses caractéristiques chimiques,
chaque radioélément suit un cheminement particulier
dans le corps humain et se fixe électivement sur tel ou
tel organe. Pour l'iode, inerte ou radioactif, inhalé ou
ingéré, c'est la glande thyroïde qui draîne
les 9/10e de ce qui en reste dans l'organisme. Une très
faible partie seulement se retrouve dans le sang.
C'est pourquoi la dose reçue par cette glande est plus
élevée pour l'iode 131 que celle reçue par
n'importe quel autre organe. Cette dose est proportionnellement
plus élevée pour les enfants, parce qu'ils ont une
thyroïde plus petite que celle des adultes. Un gramme chez
un nouveau né, 2 grammes à 2 ans, 5 à 6 ans,
10 à12 ans et 20 chez l'adulte. Pour une même quantité
ingérée, le pourcentage d'iode radioactif sera donc
plus élevé dans une thyroïde d'enfant.
Conclusion: ce sont les enfants, gros buveurs de lait, qui sont les plus exposés. Les femmes aussi sont plus sensibles.
Selon l'Organisation mondiale
de la santé, il n'y aurait
pas d'effets sur le foetus durant les premieres semaines de la
grossesse au dessous d'une exposition de 10 rems. En revanche,
entre la huitième et la quinzième semaine, il existerait
un risque d'arriération mentale pour l'enfant, la probabilité
étant de 4 pour 10 000 nouveau-nés exposés
à des doses de 0,1 rem. Le risque resterait proportionnel
à la dose, sans qu'il y ait de seuil. Ce risque semble
beaucoup plus faible après la quinzième semaine
et n'a pas été mis en évidence avant la
huitième semaine. Toutefois ce risque dû aux radiations
ne semble pas significatif, par rapport au risque habituel d'arriération
mentale lorsque la radioactivité n'a pas dépassé
quelques centaines de microrads par heure. |
On peut toutefois essayer de calculer les doses qu'ont pu absorber certains enfants corses début mai, au moment où le litre de lait dépassait 5 000 becquerels. Certains d'entre eux, nous l'avons vérifié, mangent volontiers un fromage frais de brebis d'un kilo tous les jours et boivent près d'un litre de lait de chèvre. Or, il faut 3 à 4 litres de lait de brebis pour fabriquer un fromage de 1 kg; le taux de radioactivité du petit lait est négligeable. On arrive ainsi à plus de 20 000 becquerels par jour au moment où la radioactivité a été la plus forte, dont 9 000 se sont fixés sur la thyroïde. Nous n'envisagerons pas les effets des 10 000 autres becquerels qui ont tout de même irradié l'organisme, mais qui ont été excrétés dans la journée, et des 1 000 becquerels qui sont restés dans le sang.
Il n'est pas aisé de passer des becquerels (unité représentant le nombre de désintégrations par seconde) aux rems ou millirems qui traduisent les effets biologiques. Pour donner un ordre d'idée, 150 millirems représentent la dose moyenne infligée par la radioactivité naturelle. La norme à ne pas dépasser pour les travailleurs de l'industrie nucléaire est de 5 rems (ou 5 000 millirems) par an. Elle est dix fois moins élevée pour le reste de la population: 500 millirems. Ces normes concernent l'organisme entier. Mais il existe également des normes qui peuvent être plus élevées, pour certains organes du corps. Ainsi, pour la thyroïde, la norme pour la population a été fixée en France à 1,5 rem (ou 1 500 millirems).
- Selon l'Institut de protection et de sûreté
nucléaire du CEA : 5 millirems, soit 1/30e de la dose
délivrée annuellement par la radioactivité
naturelle, qui est de 150 millirems. |
Mais pour connaître la dose en rems lorsqu'on
connaît la dose en becquerels, il existe des facteurs de
conversion. A défaut de méthode française,
que nous n'avons pas trouvée, les taux de conversion que
nous avons utilisés émanent du ministère
de l'Intérieur de la RFA et nous ont été
communiqués par le Service mondial d'information sur l'énergie.
Vous pouvez les utiliser vous même pour calculer les doses
que vous avez reçues : pour la thyroïde et l'iode
131, il faut multiplier l'activité du litre de lait ou
d'eau, ou du kilo de légumes, fruits ou viande ingéré,
en becquerels par 5,1 X 10*-5 pour les adultes, et 4,2 X 10*-4
pour les jeunes enfants. Pour l'exemple corse, 5 100 becquerels
X 4,2 X 10*-4 = 2,142 rems. En une seule journée, un jeune
enfant qui aurait consommé la moitié d'un fromage
frais d'un kilo (contenant 3,5 litres de lait) et bu 0,5 litre
de lait de chèvre, a donc absorbé 2,142 rems X 2,250
litres = 4,82 rems, soit près de 10 fois la norme annuelle.
Un adulte qui aurait consommé le double aurait pris : 5
100 becquerels X 5,1 X 10*-5 X 4,5 litres = 1,15 rem.
Selon le rapport publié en mai dernier par l'Organisation
mondiale de la santé, et si mal interprété
par certains de nos concitoyens (voir encadré),
la présence d'iode 131 dans la thyroïde augmente la
probabilité d'apparition de nodules et de cancers, sans
que l'on puisse fixer un seuil de radiation au dessous duquel
il n'y a pas d'effet. Ce qui revient à dire que, même
pour une dose minime, il existe un risque.
A la suite d'une réunion à Copenhague
le 6 mai, l'Organisation mondiale de la santé a publié
un rapport d'une trentaine de pages pour faire connaître
ses conclusions et ses recommandations à la suite de l'accident
de Tchernobyl. Or, ce rapport a été curieusement
utilisé par certains organismes français. Il y
a d'abord eu la norme officielle de 2 000 becquerels par litre
de lait à laquelle le ministère de la santé
a appliqué le label OMS. Or, l'OMS ne citait cette norme
qu'à titre d'exemple parmi d'autres. |
Il faut, certes, manier ces chiffres avec réserve,
car il demeure encore bien des inconnues sur les effets des faibles doses
de rayonnements. Ce qui renforce l'obligation de prudence. Mais
les pouvoirs publics français n'ont donné aucune
consigne à la population, alors que nous avons vu que dans
certaines régions, dont la Corse, il aurait suffi de mesures
très simples pour réduire considérablement
les doses de radioactivité des individus : éviter
certains aliments pendant les premières semaines, ne pas
laisser les enfants sous la pluie, bien laver les fruits, ne pas
boire de l'eau de citerne, etc.
Ce genre de précautions recommandées par l'OMS «
même si la dose évitée est très petite
», n'ont pas été recommandées en France,
où l'on a volontairement choisi les normes les moins draconniennes.
Pour répondre au manque crucial d'information,
une Commission régionale indépendante d'information
sur la radioactivité (CRII Rad) vient de se créer à
Montélimar. |
On conçoit l'énergie des protestations. L'Union fédérale des syndicats du nucléaire dénonce ainsi la carence des pouvoirs publics dans l'information de la population, et déplore notamment le silence du CEA, qui disposait de nombreuses mesures. Le corps médical n'est guère plus indulgent : on lui a tout bonnement refusé l'information. « Ni la situation actuelle, ni son évolution ultérieure ne justifient dans notre pays quelque contre mesure sanitaire que ce soit », télexait le 2 mai le directeur du SCPRI à tous les services de médecine nucléaire. Assurances dérisoires ! « Lorsqu'il y a une alerte épidémiologique, on nous donne toutes les données. Il existe des structures au ministère de la Santé qui informent les médecins spécialisés. Pourquoi une alerte à un phénomène nucléaire serait elle traitée différemment ? Il y a aussi des médecins nucléaires », a déclaré, entre autres, Pierre Galle, médecin nucléaire à l'hôpital Henri Mondor à Créteil, lors de l'assemblée générale de la Société française de radioprotection. En Corse, le Dr Fauconnier a recueilli l'appui de tous les médecins de sa région. Le 16 juillet, il y avait encore en Corse une centaine de becquerels d'iode 131 par kilo de foin, soit près de 100 000 becquerels début mai ! Il y a aussi 2 500 becquerels de ruthénium 103, de césium 134 et 137. Or le césium 137 a une demi vie de 30 ans. Le bétail consomme 15 kilos de fourrage par jour, soit 37 500 becquerels. Le lait et la viande risquent d'être... corsés cet hiver.
Jacqueline Denis-Lempereur