Libération, 3 mars 2016:
Pierre-Franck Chevet préside l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), une autorité indépendante considérée comme le gendarme de l'atome. Cet X-Mines, qu'on ne peut pas soupçonner d'être antinucléaire, alerte pourtant de plus en plus fortement sur la sûreté.
En janvier, vous avez martelé que
«le contexte en matière de sûreté nucléaire
est particulièrement préoccupant». Pourquoi
?
Je n'ai pas employé les mêmes
mots les années précédentes. Ce jugement
vient de trois constats. On entre dans une période où
les enjeux en termes de sûreté sont sans précédent.
La poursuite du fonctionnement des réacteurs d'EDF au-delà de
quarante ans est un enjeu de sûreté majeur, c'est
très compliqué techniquement. EDF estime les travaux
à 55 milliards d'euros, cela donne une mesure de leur
ampleur. C'est moins médiatique, mais il y a le même
sujet pour toutes les autres installations, comme l'usine de retraitement
de La Hague
ou les réacteurs
de recherche du Commissariat à l'énergie atomique
et aux énergies alternatives (CEA).
Tout le système industriel nucléaire a été
construit, pour faire simple, dans les années 80.
Or, 1980 + 40, ça fait 2020. A 40 ans, il
ne se passe pas brutalement des choses très graves sur
une installation nucléaire. Mais c'est un âge déjà
respectable, qui oblige aussi à se demander comment améliorer
la sûreté en fonction des nouveaux standards post-Fukushima.
C'est un deuxième enjeu absolument énorme.
Face à ces enjeux qui montent, les acteurs du nucléaire
ne sont pas en pleine forme, c'est le moins qu'on puisse dire.
Ils ont tous, EDF, Areva, mais aussi le CEA, de grosses difficultés
économiques, financières ou budgétaires.
La concomitance de ces trois constats me fait dire que la situation
est préoccupante à court et moyen termes. Or, nous
n'avons pas obtenu à ce stade les moyens supplémentaires
nécessaires pour assurer pleinement notre tâche.
Nous sommes donc contraints, en 2016, de nous concentrer
sur les installations qui fonctionnent, le risque le plus urgent
est là.
Vous répétez que la prolongation
des centrales au-delà de quarante ans n'est pas acquise.
Or, Ségolène Royal se dit «prête»
à les prolonger dix ans
Si la ministre de l'Energie confirme
qu'elle est d'accord pour qu'EDF propose la prolongation et qu'on
étudie la question, ça n'est ni illogique ni un
scoop. Mais cela ne veut pas dire qu'elle sera acceptée,
essentiellement par moi. Sur ce sujet, c'est l'ASN qui décide.
Elle se prononcera de manière «générique»
sur les modalités de prolongation en 2018, pour ensuite
prendre position, réacteur par réacteur, à
partir de 2020. Pour avoir vu la ministre récemment,
il n'y a pas de doute dans mon esprit sur le fait que le rôle
de l'ASN est connu et respecté.
S'il y avait passage en force contre votre avis, que feriez-vous
?
On dirait non. La loi de transition énergétique
dit que la décision de prolonger à
cinquante ans ou plus est soumise à notre accord. C'était
moins clair dans les lois précédentes.
Areva est en faillite, EDF en grande difficulté.
Cela ne risque-t-il pas de menacer la sûreté ?
Quand une entreprise n'a pas les moyens,
il y a à l'évidence un risque qu'elle puisse rogner
sur certains investissements, notamment dans la sûreté.
Peut-être pas les plus cruciaux, mais sur des investissements
intermédiaires. Or, nous avons prescrit des choses, avec
des délais. Je veillerai à ce que ces obligations
soient respectées. Nous faisons énormément
d'inspections et la loi nous a donné un pouvoir de sanction
accru en cas de non-respect de nos demandes.
Mais il y a aussi des sujets plus subtils : ces entreprises
sont en pleine réorganisation, il faut veiller à
ce que cela soit cohérent avec les grands enjeux de sûreté,
au niveau de l'organisation en général mais aussi
des personnes. Il faut qu'un certain nombre de compétences
clés, dans les équipes d'exploitation, soient là
et aux bons endroits pour que la sûreté soit bien
gérée au quotidien.
Vous avez dit que les anomalies «très sérieuses»
de la cuve de l'EPR de Flamanville ont été découvertes
«sous pression de l'ASN et non par l'exploitant».
Areva et EDF font-ils leur boulot ?
En tout cas, pour l'anomalie de la
cuve, c'est assez frappant. Les anomalies n'ont été
détectées que parce que nous avons demandé
des contrôles, mesures et essais supplémentaires.
Areva n'était pas convaincu de leur utilité. Ils
ont fini par faire les essais en affirmant qu'ils montreraient
que ce n'était pas nécessaire. Pas de chance pour
eux, il se trouve qu'effectivement, on a vu une anomalie. Il y
a déjà eu des anomalies par le passé, ça
ne me trouble pas, il faut simplement les traiter. Par contre,
je constate que c'est avant tout notre système de contrôle
qui a mis en évidence le problème, et pas leurs
contrôles internes.
Or, le premier responsable
de la sûreté, c'est avant tout l'exploitant, c'est
lui qui est en charge directement. J'ai beau faire mon métier
aussi bien que possible, je ne peux travailler que par sondages.
Une situation où seul le gendarme est chargé de
contrôles, ça ne marche pas. Les entreprises doivent
faire leur boulot en interne, d'abord. C'est pour cela qu'on sera
attentifs à leurs organisations internes, notamment à
ce que leur chaîne de contrôle interne soit bien dotée,
en nombre et en compétences. C'est
pour ça que j'ai fait cette remarque, et elle est importante.
Vous venez aussi d'alerter sur une corrosion
plus rapide que prévue à la Hague, site d'Areva
qui est aussi le plus radioactif de France.
Malheureusement, l'analogie est assez
forte avec ce qui s'est passé pour l'anomalie de la cuve
de l'EPR. C'est parce que nous avons demandé qu'ils fassent
un check-up complet de l'installation que des contrôles ont été faits sur
les évaporateurs et qu'on a pu voir le problème.
Ces derniers [où sont concentrés les produits de
fission, ndlr] n'avaient jamais été contrôlés.
On leur a demandé de renforcer les contrôles qui
auraient dû être faits, pour suivre ce phénomène
de corrosion. Si ça se passe mal, on prendra des
décisions d'arrêt, mais on n'en est pas là.
Diriez-vous qu'«EDF sous-estime le risque d'un accident
nucléaire», comme l'a fait en 2012 Jacques Repussard,
le directeur de l'Institut de radioprotection et de sûreté
nucléaire ?
(Pause. Soupir) Je n'ai pas ce sentiment. Ils sont dans leur
rôle, veulent nous convaincre qu'ils font les choses bien,
c'est la vie. Après Fukushima, il me paraît de toute
manière assez difficile d'avoir une telle position. On
l'avait affirmé alors et on continue à le faire,
on n'a pas de problème à dire qu'un accident est
possible.
Il disait aussi qu'avant Fukushima, il y
avait une «omerta» sur la sûreté. Y a-t-il
aujourd'hui une transparence totale ?
En tout cas, nous, on s'y attache.
Quand on a annoncé l'anomalie de la cuve de l'EPR, on n'a
pas eu que des compliments, c'est le moins qu'on puisse dire.
Mais c'est la vie. On dit les choses, c'est notre principe de
base. La transparence s'améliore, même si je ne dis
pas que c'est parfait. Les commissions locales d'information autour
de chaque installation montent en puissance. Quand nous faisons
des inspections, les avis sont publics. Et les avis de l'IRSN
seront désormais rendus publics avant même que l'ASN
prenne une décision dessus.
De plus en plus de gens critiquent un déni du risque
et une «fuite en avant» de la part de «l'Etat
nucléaire» français.
Ce n'est pas comme ça que je le perçois. D'abord,
on est là pour faire notre boulot. Cela met quelques ressorts
dans le système. Il y a des difficultés, c'est vrai,
des tensions entre les acteurs
L'ASN est-elle engagée dans un bras
de fer avec EDF ?
Il y a un bras de fer. Mais dans un
système industriel qui a tous ces problèmes, il
faut bien que la tension sorte quelque part. La prolongation,
ce n'est pas forcément une fuite en avant, la question
a potentiellement du sens. Simplement, techniquement, on ne sait
pas encore ce qu'on en fait. On fixera les conditions que l'on
veut voir réunies et si les industriels estiment que c'est
trop cher, ils en tireront les conséquences et ça
ne se fera pas.
La date de fermeture de Fessenheim approche et EDF investit
des dizaines de millions d'euros pour sa sûreté.
Pourquoi ne pas l'arrêter tout de suite ?
L'ASN s'est prononcée en 2011 ou 2012 sur
les deux réacteurs de Fessenheim en disant qu'ils pouvaient
fonctionner dix ans de plus, sous réserve qu'il soit fait
des améliorations de sûreté. Si c'est fermé
plus tôt, ça ne me dérange pas. Par contre,
j'insiste, les améliorations de sûreté demandées
doivent être faites. En cas d'accident, si les travaux n'ont
pas été faits, on me demandera des comptes, et c'est
logique.
Quid du risque terroriste ?
Nous ne sommes pas en charge du sujet.
Par contre, la question de savoir comment on dimensionne une installation
pour qu'elle résiste à des agressions malveillantes
est très proche de la réflexion pour faire face
à un tsunami, par exemple. Après Fukushima, nous
avons demandé d'installer des systèmes en plus.
Quand une installation a un pépin, l'enjeu est d'arriver
à mettre de l'eau dans le système pour le refroidir.
Pour cela, il faut des tuyaux, des pompes, et de l'électricité.
On a demandé à tous les exploitants de renforcer
cela. D'abord sous forme de moyens mobiles à déployer
le jour venu. C'est désormais fait. Par contre, on est
les seuls en Europe à avoir demandé les mêmes
mesures, mais en dur. On demande un gros diesel, des pompes et
tuyaux dans un local bunkerisé. Ce sera déployé
dans les cinq à dix ans sur l'ensemble des installations.
[le 28 mars 1979, Three Mile Island, Le Monde titrait alors son éditorial
en première page « Le
pépin »]
In fine, la question
n'est-elle pas si, mais quand il y aura un accident majeur en
Europe ?
Oui,
il y en aura. Il faut
imaginer qu'un accident de type Fukushima puisse survenir en Europe.
Je ne sais pas donner la probabilité et on fait un maximum
pour éviter que ça arrive, mais malgré tout,
on pose le principe que ça peut arriver. En tout cas, il
faut partir de cette idée-là, ne serait-ce que pour
demander les améliorations de sûreté. On a
peut-être un peu oublié que Fukushima, c'était
seulement il y a cinq ans. C'est une perte
de mémoire collective, pas uniquement des politiques ou
des entreprises. Au moment de Fukushima, on a observé très
vite une baisse des gens favorables au nucléaire, de 50
% à 40 %. Un an après, on était revenus
à 50 %
En cas d'accident majeur, sommes-nous bien
protégés ?
On fait le maximum, je ne dis pas que
c'est parfait. D'abord, il faut s'y préparer, il y a très régulièrement
des exercices de crise. Des simulations aussi réalistes
que possible, même si on ne peut pas évacuer
toute une ville juste pour un exercice. Fukushima a eu des conséquences de natures diverses
pour les populations jusqu'à 100 kilomètres
autour de la centrale. Et les gens ont dû être évacués
durablement dans un rayon de 20 km, ce qui est déjà
énorme.
Si on pose ce schéma en Europe, il faut en tirer les conséquences et faire en
sorte que nos moyens de gestion de crise soient adaptés,
en allant au-delà du rayon de 10 km qui est celui des plans
particuliers d'intervention (PPI) actuels autour des installations.
Il faut regarder une zone plus large, jusqu'à 100 km. Deuxième chose, en traçant des cercles
de 100 km de rayon autour des centrales en Europe, on s'aperçoit
que dans beaucoup de cas, un accident concernera plusieurs pays.
Il faut donc absolument renforcer la cohérence des mesures
de protection des populations entre pays européens, ce
qui n'est toujours pas acquis à ce stade. Aujourd'hui,
de part et d'autre d'une frontière, deux pays peuvent utiliser,
par exemple, des seuils différents de contamination au-dessus
desquels on recommande de ne pas manger tel aliment. Cela ne va
pas. C'est pour ça que toutes les autorités de sûreté
européennes ont poussé collectivement, fin 2014,
pour un système où on a une approche cohérente
de gestion d'un accident nucléaire. Et pour dire qu'il
faut se préparer dans une zone de 100 km.
Beaucoup demandent à ce que la distribution actuelle
de comprimés
d'iode dans un rayon de 10 km autour des centrales françaises
soit étendue à ces 100 km
Nous y sommes favorables. En cas d'accident, il y a six réflexes
à avoir, parmi lesquels la prise de comprimés d'iode
stable pour saturer la thyroïde avant que de l'iode radioactif
ne puisse s'y fixer. Les comprimés distribués en 2009
arrivent à leur date de péremption, donc on a organisé
une campagne de redistribution dans le rayon habituel des 10
km. On en profite pour parler
des autres réflexes, le premier étant de se calfeutrer
dans un bâtiment. Par ailleurs, au niveau départemental,
il y a des stocks de comprimés qui peuvent ensuite être
distribués.
Mais au-delà de cette zone, il faut sortir de chez soi
pour aller chercher des comprimés ! Comment faire si on
est dans le nuage radioactif, sachant qu'il faut les prendre avant
son passage pour que ce soit efficace ?
Si on est dans le nuage, effectivement, il ne faut pas sortir.
Mais oui, il faudra absolument préciser les conditions
dans lesquelles on achemine à temps les comprimés
jusqu'aux personnes. Je ne sais pas si la solution sera d'étendre
la prédistribution des comprimés à 100 km
ou d'avoir un circuit très fiable de distribution au moment
où Tout cela se prépare, ça ne dépend
pas que de l'ASN. En attendant, il y avait urgence à renouveler
les comprimés, donc la campagne se déroule en l'état
du système, dans les 10 km. Il faut aussi avoir en tête
que si on prédistribue trop largement et on banalise la
chose, on ne sait pas où seront les comprimés le
jour venu. Dans la zone des 10 km, on constate, malgré
nos efforts, que les gens ne vont pas les chercher en pharmacie.
Et même quand on leur livre les comprimés par la
Poste, au bout d'un certain temps, ils ne savent plus où
ils sont.
La population n'est donc pas consciente du risque ?
On avait fait un sondage au moment de la première campagne
de distribution. Seuls 50 % des gens avaient les comprimés
chez eux. Quand on leur a demandé pourquoi, il y avait
deux visions. En gros, soit «de toute manière je
serai mort, c'est pas un comprimé qui va me sauver».
Soit le déni du risque : «Il n'y a pas eu de pépin,
donc il n'y en aura pas, donc pas besoin de comprimés.»
On essaie de lutter contre ces deux visions, car les deux sont
fausses mais aboutissent à ce que les gens ne se protègent
pas.
Coralie Schaub