Le Monde, 22/3/2008:
En se rendant à Cherbourg, vendredi 21 mars, pour le lancement du sous-marin nucléaire lanceur d'engins (SNLE) Le Terrible, Nicolas Sarkozy avait deux autres objectifs : incarner, pour la première fois de son mandat présidentiel, la doctrine de dissuasion nucléaire de la France, et lancer des initiatives en faveur du désarmement, en particulier nucléaire. Etaient annoncées une proposition de négocier un traité international d'interdiction des missiles à portée courte et intermédiaire et une demande de démantèlement de tous les sites d'essais nucléaires.
Le dernier discours sur la dissuasion a été prononcé par Jacques Chirac, le 19 janvier 2006. On estime à l'Elysée, comme au ministère de la défense, que cette intervention, qui comportait plusieurs inflexions de la doctrine de dissuasion, avait provoqué des interprétations contre-productives, notamment parce que M. Chirac élargissait la notion d'" intérêts vitaux " de la France susceptibles, s'ils étaient menacés, de provoquer une riposte nucléaire.
M. Sarkozy souhaite en revenir aux " fondamentaux " de la doctrine française, indique son entourage, ce qui suppose de laisser planer le doute sur le champ des intérêts vitaux. Le président, explique l'un de ses conseillers, " estime qu'il ne convient pas de détailler à l'excès les hypothèses d'utilisation " de l'arme nucléaire. Il s'agit donc d'un recadrage de la doctrine de dissuasion.
M. Sarkozy ne reprendra pas à son compte la liste des " intérêts vitaux " énumérée par son prédécesseur, parmi lesquels " la garantie de nos approvisionnements énergétiques ou la défense de pays alliés ". Il ne sera pas question d'envisager, comme l'avait fait M. Chirac, une riposte nucléaire contre les " dirigeants d'Etats qui auraient recours à des moyens terroristes ". Cette indication avait provoqué une controverse, le chef de l'Etat paraissant envisager un abaissement du seuil nucléaire.
L'arme nucléaire, devait rappeler M. Sarkozy, est une " arme de légitime défense " conçue pour frapper les centres de pouvoir, économiques, politiques et militaires d'un agresseur éventuel, et, en tout état de cause, elle s'adresse uniquement aux Etats.
A Cherbourg, M. Sarkozy devait réaffirmer la nécessité pour la France de conserver deux composantes nucléaires : la première, océanique, avec les SNLE, la seconde, aéroportée, avec les avions qui emportent le missile nucléaire ASMP, dont le nombre devrait cependant être réduit d'un tiers. Ce sont les Super-Etendard embarqués sur le porte-avions Charles-de-Gaulle, et les Mirage 2000-N, ultérieurement les Rafale. La question du maintien de la composante aérienne avait été posée, dans le cadre de la commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.
Le Terrible est le quatrième et dernier sous-marin de nouvelle génération de la classe Le Triomphant. Lorsqu'il passera au service actif, à l'été 2010, il sera doté du nouveau missile M-51, qui remplacera le M-45 équipant actuellement les SNLE. Avec le M-51, la France accroîtra très sensiblement l'" allonge " et la précision de sa dissuasion. La portée des missiles est secrète, mais Le Terrible, souligne l'Elysée, embarquera des missiles " totalement intercontinentaux ", ce que les spécialistes traduisent par une portée dépassant 8 000 kilomètres, susceptibles d'atteindre le continent asiatique.
Bien qu'elle renforce les performances de son arsenal nucléaire, la France s'estime bien placée pour donner l'exemple aux autres puissances nucléaires. M. Sarkozy devrait rappeler qu'elle a interrompu ses essais nucléaires dans le Pacifique (en 1996, après une dernière série d'essais controversée), démantelé sa base de missiles stratégiques du plateau d'Albion, et qu'elle a été la première à ratifier le traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICE). Fort de cette position qualifiée d'" exemplaire " à l'Elysée, le chef de l'Etat souhaite lancer diverses initiatives en matière de désarmement nucléaire et de lutte contre la prolifération.
La première est ce projet de traité d'interdiction des missiles sol-sol à portée courte et intermédiaire. Au fond, il s'agirait de généraliser les dispositions du traité FNI liant depuis 1987 la Russie et les Etats-Unis, qui vise les missiles nucléaires d'une portée allant de 500 à 5 500 kilomètres, et que Moscou a menacé de dénoncer en raison du projet américain de bouclier antimissile en Europe. La proposition de M. Sarkozy sur le démantèlement des sites d'essais nucléaires vise les Etats-Unis, la Russie, la Chine, l'Inde, le Pakistan et Israël. La France a recours à un programme de simulation depuis 1996, et la Grande Bretagne a des accords avec les Etats-Unis.
Cette dernière suggestion, pas plus qu'une autre demande de M. Sarkozy adressée aux pays qui ne l'ont pas fait (les Etats-Unis, la Chine, l'Iran, Israël, etc.), de ratifier le TICE, ne sera pas bien accueillie à Washington, le Congrès y étant hostile. Le souhait, plus vague, du chef de l'Etat de voir les puissances nucléaires accomplir des " gestes " en matière de désarmement à l'occasion de la conférence de réexamen du traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP) en 2010, et adopter des " mesures de transparence ", devrait être mieux reçu.
Le Télégramme de Brest, 22/3/2008:
La dissuasion nucléaire reste le fer de lance de l'armée française. Et la présentation du SNLE-NG (*) Le Terrible, hier, en est l'illustration. Nicolas Sarkozy souhaite cependant ajuster cette force aux réalités du moment.
Pour son premier grand discours sur les questions militaires depuis son entrée à l'Elysée, Nicolas Sarkozy a confirmé lors d'une présentation du Terrible, dernier-né des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins français, son attachement à la dissuasion nucléaire, qualifiée d'«assurance-vie de la nation». «Tous ceux qui menaceraient de s'en prendre à nos intérêts vitaux s'exposeraient à une riposte nucléaire sévère, entraînant des dommages inacceptables pour eux, hors de proportions de leurs objectifs», a fermement rappelé le président de la République. Au titre de ces menaces, il a cité en premier lieu l'Iran, qui développe « des capacités balistiques » et dont le programme nucléaire suscite «de graves soupçons» . «C'est bien la sécurité de l'Europe qui est en jeu» , a-t-il jugé.
Une dissuasion commune à l'Europe ?
Et à ce propos Nicolas Sarkozy a proposé aux partenaires
européens un dialogue sur le rôle de la dissuasion
nucléaire française et sa «contribution à
la sécurité commune». Il a qualifié
cette proposition «d'expression naturelle de notre union
toujours plus étroite» dans le droit fil de la récente
signature du traité de Lisbonne sur les institutions européennes.
Moins de têtes nucléaires
Malgré ces dangers, le président a plaidé
pour un nécessaire « ajustement » de l'outil
nucléaire français, selon un «principe de
stricte suffisance». La France «maintient son arsenal
au niveau le plus bas possible, compatible avec le contexte stratégique»,
a-t-il expliqué. C'est ainsi que sa composante nucléaire
aéroportée sera réduite «d'un tiers»
, a annoncé Nicolas Sarkozy. «Après cette
réduction, notre arsenal comprendra moins de 300 têtes
nucléaires», a dévoilé le Président
au nom de la «transparence», rompant avec le secret
absolu qui protégeait jusque-là ce chiffre, estimé
par un collectif de scientifiques américains à 348.
Des choix dans le budget
Louant l'attitude, selon lui «exemplaire», de la France
en matière de désarmement nucléaire, le chef
de l'Etat a invité le reste du monde à s'engager
«résolument» sur cette voie au nom de la «réciprocité».
Même s'il a exclu «absolument de baisser la garde»
et renouvelé «solennellement» son engagement
de ne pas réduire le budget de la défense, le chef
de l'Etat a insisté sur la situation financière
« plus que difficile » qui pèse sur les armées.
«Le budget de la Défense est le deuxième budget
de l'Etat, il le restera, il ne baissera pas (...) mais je proposerai
des choix trop longtemps occultés propres à concilier
la protection des Français, l'indépendance du pays
et sa souveraineté financière» . Verdict dans
quelques semaines lors de la remise du Livre blanc sur la défense.
* Sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, de nouvelle génération.
7/9/2006 - La
dissuasion nucléaire sera au coeur de la visite de Jacques
Chirac jeudi à la direction
des applications militaires du Commissariat à l'énergie
atomique (CEA), qui abrite notamment Tera-10, le calculateur le plus puissant d'Europe.
Lors de ce déplacement à Bruyères-le-Châtel
(Essonne), le chef de l'Etat se fera présenter le système
de simulation qui a pris le relais des essais nucléaires
réels, stoppés depuis 1995.
En la matière, le maître-mot est "crédibilité",
qu'il s'agisse de défense nucléaire et de respect
des traités, explique-t-on dans l'entourage du chef de
l'Etat.
La France a ratifié en 1998 le Traité d'interdiction
complet des essais nucléaires (Tice), trois ans après
avoir effectué une dernière série de six
expérimentations dans le Pacifique.
"La mission du président de la République est
de s'assurer que l'outil de dissuasion est pleinement opérationnel,
à tout moment", explique-t-on à l'Elysée.
"Il s'agit de dire aux Français et au monde: nous
avons un outil de simulation qui garantit la crédibilité
de notre outil nucléaire".
Cette visite s'inscrit dans le prolongement du discours sur la
doctrine nucléaire que le chef de l'Etat avait prononcé
le 19 janvier à l'Ile Longue, près de Brest (Finistère).
Le président avait alors indiqué que la France pourrait
recourir à des frappes nucléaires ciblées
contre des puissances régionales si ses intérêts
vitaux étaient menacés.
Dans l'allocution qu'il prononcera jeudi, Jacques Chirac, chef
des armées, devrait, selon son entourage, réaffirmer
la posture de la France qui veut que "quelle que soit la
menace, la dissuasion existe".
Ce déplacement prend un relief particulier dans un contexte
international marqué par les
efforts, pour l'instant vains, des puissances occidentales
pour freiner les
ambitions nucléaires iraniennes.
Mais dans l'entourage du chef de l'Etat français, on assure
que cette visite est totalement indépendante de l'actualité.
SUPERCALCULATEUR
Conçu et réalisé par le groupe français
Bull, le supercalculateur Tera-10 est au coeur du système
de simulation français. Le puissant engin a pour mission
de reproduire par le calcul les différentes étapes
du fonctionnement d'une arme atomique.
Tera-10 multiplie par 1.000 les possibilités de calcul
par rapport à 1995. L'objectif est de multiplier encore
par dix sa puissance d'ici la fin de la décennie. Le calculateur
est capable en l'état de stocker sur ses 10.000 disques
l'équivalent de 30 fois le contenu de la Bibliothèque
nationale de France.
Le coût total du système de simulation mis en place
après les derniers essais de 1995 est de 5,5 milliards
d'euros sur 15 ans - sachant que le budget de la défense
est de 36 milliards pour la seule année 2006.
Le coût de fonctionnement de la simulation représente
40% de ce que coûteraient des essais réels.
Lors de son passage dans l'Essonne, Jacques Chirac visitera également
le centre de surveillance géophysique, qui permet d'observer
les éventuelles explosions nucléaires, mais aussi
les phénomènes sismiques ou les raz-de-marée.
Le réseau Sortir du nucléaire proteste dans un communiqué
diffusé mercredi contre le déplacement présidentiel,
qu'il considère comme un encouragement à l'Iran
de se doter de l'arme atomique. "Avec le programme 'simulation',
la France (de même que les Etats-Unis) se permet de relancer
la course aux armes atomiques... tout en exigeant de l'Iran qu'il
renonce à accéder à de telles armes",
écrit l'organisation, parlant d'"absurdité".
6/9/2006 - La
dissuasion nucléaire sera au centre de la visite qu'effectue
jeudi matin Jacques Chirac à la Direction des applications militaires du Commissariat
à l'énergie atomique (CEA) de Bruyères-le-Châtel
(Essonne). Un centre où se déroule le programme
de simulation qui remplace depuis 1996 les essais nucléaires
réels et où vient d'être mis en service le
supercalculateur Tera-10.
A l'Elysée, on assure que ce déplacement est "indépendant"
de l'actualité internationale marquée par la crise iranienne. Il s'agit "de montrer
à la nation et au monde" que l'outil de dissuasion
nucléaire français est "pleinement opérationnel"
et "pleinement crédible sur le long terme" malgré
la fin des essais réels. "Quelle que soit la nature
de la menace, la dissuasion existe", ajoute-t-on.
Le chef de l'Etat, chef des armées, découvrira d'abord
le centre où est installé le nouveau supercalculateur
Tera-10, le plus puissant d'Europe et le cinquième au monde.
Ce super ordinateur est la clé de voûte du programme
de simulation nucléaire lancé après la fin
des essais réels en 1996. Il permet en effet de reproduire
artificiellement les étapes du fonctionnement d'une arme
nucléaire.
Objectif: continuer à adapter et à moderniser les
capacités de dissuasion françaises pour qu'elles
restent fiables et sûres sur le long terme. Pour y parvenir,
Tera-10 a permis de multiplier par 1.000 la puissance de calcul
depuis 1996 (par 10.000 d'ici 2010).
Concrètement, ce supercalculateur classé secret
défense travaille aussi vite que 4.352 gros ordinateurs,
dont chacun effectuerait 12,8 milliards d'opérations à
la seconde. Il est constitué de 182 armoires de calcul
qui occupent 600m2.
Cette visite du président au CEA intervient après
celle du 19 janvier dernier à l'Ile Longue (Finistère),
où sont postés les sous-marins nucléaires français.
Dans un message aux ennemis potentiels de la France, aux Européens
et aux Français, il avait alors souligné que l'arme
nucléaire était désormais adaptée
aux nouvelles menaces que pourraient faire peser des Etats terroristes
ou des puissances régionales.
Jeudi, Jacques Chirac visitera également la salle dite
"de surveillance géophysique", qui permet de
vérifier que le Traité d'interdiction complète
des essais nucléaires (TICE) signé par Paris en
1996 est bien respecté. Dans ce cadre, la France s'est
engagée à installer 16 stations de surveillance
sur son territoire, sur 321 au niveau mondial. Le but: pouvoir
détecter 24 heures sur 24 une explosion nucléaire
d'un kilotonne dans l'atmosphère, les océans ou
sous terre. Un centre basé à Vienne centralise toutes
les données.
Au quotidien, cette veille permet aussi de détecter les
secousses sismiques et de lancer des alertes, qui serviront notamment
pour la prévention des tsunamis.
En se rendant au CEA, Jacques Chirac donne "un encouragement
à l'Iran à se doter de l'arme atomique", a
dénoncé le réseau Sortir du nucléaire
dans un communiqué. Il a donc exhorté Paris à
cesser son programme de simulation, qu'il juge "en parfaite
contradiction" avec le Traité de non-prolifération
(TNP).
Le Monde, 2/3/06:
Et si le scénario d'un "hiver nucléaire",
cette conséquence terrifiante de l'emploi massif d'armes
atomiques pour dévaster un pays, qui était consubstantiel
à la guerre froide, était désormais caduc
? On serait tenté de le croire à considérer
l'importante adaptation que les forces nucléaires françaises
ont connue ces dernières années pour répondre
aux menaces d'un contexte stratégique modifié, et
tenir compte de l'évolution des mentalités.
Une partie des 16 missiles stratégiques embarqués
à bord du sous-marin nucléaire lanceur d'engins
(SNLE) qui, en alternance, patrouille au fond des océans
sont aujourd'hui équipés d'un nombre limité
de têtes nucléaires (de 1 à 6), certaines
emportant une charge réduite, d'autres étant configurées
pour privilégier l'effet électromagnétique
de l'explosion nucléaire. Cette triple évolution,
qui va dans le sens d'une diminution des effets mortels et destructeurs
de l'explosion, divise les experts : concourt-elle à recrédibiliser
la dissuasion ou l'affaiblit-elle ?
Elle est dictée par une réflexion simple : avec la fin de la guerre froide, les adversaires potentiels de la France auront du mal à se persuader que le chef de l'Etat pourrait prendre la décision de déclencher un feu nucléaire équivalent à "1 000 fois Hiroshima", pour rayer tout ou partie d'un pays - fût-il un Etat terroriste - de la carte. Dès lors, le choix laissé au chef des armées ne pouvait être l'apocalypse ou rien. En lui offrant la faculté de mettre en oeuvre une riposte modulable et graduée, on renforce, selon ce raisonnement, la menace que fait planer la France sur quiconque s'en prendrait à ses "intérêts vitaux".
Certes, l'option d'utiliser toute la force de l'arsenal nucléaire contre une "puissance majeure" ou une "puissance régionale" est conservée, afin d'être en mesure de faire face à une "surprise stratégique", a rappelé Jacques Chirac, dans son discours du 19 janvier à l'île Longue sur la dissuasion. Le chef de l'Etat a confirmé, pour la première fois, ce que les spécialistes supputaient s'agissant de la réduction du nombre de têtes nucléaires sur certains missiles. Décidée dans le secret d'un conseil de défense en 2001, cette adaptation s'est mise en place à partir de 2003.
Aujourd'hui, les missiles ne sont plus programmés à l'avance et le ciblage s'effectue "à la mer", dans une gamme de cibles potentielles, dont les paramètres - présents dans la mémoire des ordinateurs du bord - sont précisés dans l'ordre reçu de l'Elysée. Le président de la République n'a en revanche soufflé mot du renforcement de la capacité IEM (impulsion électromagnétique), mais plusieurs responsables militaires ont été chargés, officieusement, de souligner cette évolution. Cette discrétion s'explique par la certitude que l'efficacité de la dissuasion réside largement dans le flou qui s'attache à ses conditions d'emploi.
Or la bombe nucléaire à effet IEM, en présentant les avantages d'une explosion relativement "propre", ne laisse pas indemne un tel concept. Le principe est de maximiser l'effet de l'impulsion électromagnétique, au détriment des autres effets de toute explosion nucléaire que sont le souffle, la chaleur et les radiations. Ce résultat est essentiellement obtenu par le choix de l'altitude de l'explosion. Plus celle-ci sera élevée, plus l'effet IEM sera prononcé, et plus ses conséquences seront étendues.
Provoquée par l'action des rayonnements gamma qui sont libérés lors de l'explosion, une onde de choc électromagnétique va libérer un courant et un champ magnétique intenses au niveau du sol et sur de très grandes distances. En quelques microsecondes, tous les appareils et équipements électriques et électroniques non protégés, c'est-à-dire, disent les militaires, non "durcis IEM", seront détruits. Les conséquences seront dévastatrices, sans être, du moins théoriquement, létales.
SOUPLESSE D'EMPLOI
La bombe IEM est-elle de nature à réconcilier les avocats de l'arme atomique et les pacifistes ? Sans doute pas, car une telle bombe ne sera pas "propre à 100 %", reconnaît un général. Outre que ses effets de souffle et de radiations ne seront pas totalement éliminés, la mise hors service des circuits informatiques et des réseaux de transmission s'accompagnera inévitablement d'une vaste désorganisation économique, d'une litanie d'accidents, et de victimes.
Techniquement, un effet IEM limité peut être obtenu par une explosion conventionnelle : c'est la "e-bombe" (bombe électronique), une "arme de destruction électrique massive", opérationnelle dans plusieurs armées. Pour les responsables militaires français, l'option électromagnétique doit cependant "rester nucléaire, parce que si le tabou de l'emploi du nucléaire s'estompe, on perd de la dissuasion". Il est important de conserver l'"aspect terrifiant" du nucléaire, ajoute l'un d'eux.
Si elle n'a pas été développée pendant la guerre froide, c'est que la capacité IEM était inutile : on était alors dans une stratégie "anti-cités", laquelle avait vocation de tout dévaster. Avec les autres adaptations des forces stratégiques, la bombe IEM apporte une souplesse d'emploi nouvelle aux décideurs politiques. Elle a ainsi l'avantage de pouvoir incarner un "ultime avertissement" à l'adversaire. En France, c'est pourtant la composante aérienne de la dissuasion qui est censée incarner l'ultime avertissement.
Les Britanniques y ont renoncé à partir de 1996, ne gardant que la composante océanique des SNLE. Puis, pour conserver l'option de l'ultime avertissement, ils ont adopté une stratégie de "réponse flexible", en équipant certains de leurs missiles Trident d'une seule tête nucléaire, d'une puissance réduite. Comme leurs homologues britanniques, les responsables français prennent soin de ne pas accréditer l'idée que cet assouplissement des capacités d'action des forces stratégiques pourrait constituer un abaissement du "seuil nucléaire".
Mais en voulant corriger le caractère ambigu du concept d'armes nucléaires de "non-emploi", pour insister au contraire sur les différentes facettes d'une utilisation limitée de ces armes, ils n'ont pas fait oeuvre de clarification. L'IEM nucléaire, qui éloigne le spectre des aspects les plus destructeurs de l'arme atomique, est un concept ambivalent. "Avec l'IEM, on perd de la dissuasion, mais on gagne de l'emploi", reconnaît un responsable militaire, tout en rappelant que la doctrine française exclut que l'arme nucléaire puisse faire partie des armes du champ de bataille. Il reste à espérer que les adversaires potentiels de la France auront saisi toutes les subtilités de la dissuasion française.
Laurent Zecchini
Libération, 9/2/2006 :
Analyse par Jean-Dominique Merchet
L'armée a explicité la doctrine française, désormais fondée sur l'«ultime avertissement».
Dans le plus grand secret, la France a modifié ses armes nucléaires pour rendre la dissuasion plus crédible. Et s'autoriser à infliger... un «ultime avertissement». Il s'agit de rechercher une «amélioration dans le domaine des frappes», indique-t-on de source militaire. De deux façons : des bombes pourraient être tirées à haute altitude pour créer une «impulsion électromagnétique» et détruire les systèmes de communication et les ordinateurs de l'adversaire ; et le nombre des têtes nucléaires à bord des missiles a été réduit pour augmenter leur portée et leur précision. Au total, ces «évolutions» visent à «mieux prendre en compte la psychologie de l'adversaire», vient de préciser la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, à la suite du discours du président de la République, le 19 janvier, à l'Ile-Longue.
Détermination. Jacques Chirac avait alors brièvement évoqué la notion d'«ultime avertissement», quelque peu tombée en désuétude depuis la fin de la guerre froide. Selon la doctrine française, il s'agit de marquer la détermination des autorités, en tirant une «petite» arme nucléaire avant de recourir à une frappe massive. «L'ultime avertissement restaure le principe de la dissuasion, indique-t-on de source militaire. On ne peut pas offrir le choix au chef de l'Etat entre l'apocalypse et rien du tout.»
Selon nos informations, l'«ultime avertissement» pourrait prendre deux formes nouvelles. Le plus démonstratif serait le tir d'une bombe d'assez faible puissance dans une zone désertique, loin des centres de pouvoir et des zones habitées. Plus radical, le tir d'une bombe à très haute altitude visant à créer une «impulsion électromagnétique» (IEM). Il s'agit d'une émission brève et de très forte amplitude qui brouille ou détruit tous les systèmes électroniques non protégés. Sans éviter toutefois les effets de la radioactivité... A l'époque de la guerre froide, l'«ultime avertissement» aurait consisté à tirer des bombes nucléaires sur les divisions soviétiques, avant de s'en prendre aux grandes villes d'URSS.
A l'Ile-Longue, le président de la République avait précisé que «le nombre des têtes nucléaires a été réduit sur certains missiles de nos sous-marins». Cette évolution ne vise pas au désarmement, mais au contraire à rendre les armes plus performantes. Chaque sous-marin embarque seize missiles M45, avec, sous la coiffe de chacun d'eux, six bombes nucléaires. Lors de la rentrée dans l'atmosphère, chaque «tête» se sépare et va frapper sa cible. Au total, un sous-marin transportait ainsi 96 armes nucléaires. En réduisant le nombre de têtes, parfois jusqu'à une seule par missile, l'engin s'en trouve allégé et sa portée s'accroît. Celle-ci est secrète, mais il est clair que les cibles potentielles peuvent se trouver au Moyen-Orient ou en Asie.
Autre évolution notable, les cibles des missiles peuvent être modifiées plus facilement : les marins parlent d'une «capacité de reciblage à la mer».
Cibles. Ces «inflexions» visent
toutes à permettre plus de «souplesse». Devant
les députés de la Commission de la défense,
Michèle Alliot-Marie expliquait, le 25 janvier, qu'«un
adversaire potentiel pourrait penser que la France, compte tenu
de ses principes, hésiterait à utiliser l'entière
puissance de son arsenal nucléaire contre des populations
civiles. Notre pays a assoupli ses capacités d'action et
a désormais la possibilité de cibler les centres
de décision d'un éventuel agresseur». C'est-à-dire
de «décapiter» un régime et son armée,
plutôt que de vitrifier des millions d'innocents. La France
ne s'engage pourtant pas dans les armes miniaturisées (mininukes),
utilisables par les militaires sur le champ de bataille. Le chef
de l'Etat a ainsi fixé un seuil minimal en dessous duquel
la production de telles armes par le CEA est interdite. Mais ce
seuil reste strictement confidentiel.
Jeune Afrique, 5 février 2006:
PAR LE GÉNÉRAL ÉTIENNE COPEL*
Le général de Gaulle avait une sainte horreur des doctrines, qu'il savait fustiger avec des phrases assassines. Tant qu'il fut au pouvoir, il se contenta donc d'affirmer que la possession de l'arme atomique mettait la France à l'abri d'une attaque nucléaire : aucun agresseur potentiel ne douterait plus de la réalité d'une riposte de même niveau. Jamais de Gaulle n'a envisagé d'utiliser « la sombre et terrifiante capacité » de destruction de l'arsenal nucléaire français autrement que pour protéger la France contre une agression de cette nature.
Après le départ du Général, de nombreux « penseurs » militaires français ont précisé à leur tour les conditions d'emploi de l'armement atomique. Leur doctrine reposait sur l'idée que seule l'éventualité de représailles massives peut faire fléchir un adversaire plus puissant. Pour résumer : « Si vous menacez Strasbourg, je vitrifie Moscou. » Officiellement, ces principes n'ont pas varié après la fin du régime soviétique. La France a conservé sa panoplie nucléaire, sans trop s'interroger sur ses conditions d'emploi. Il n'est donc pas étonnant que le président de la République ait jugé bon de faire le point sur la question : « À quoi l'armement nucléaire français peut-il bien servir aujourd'hui ? »
En s'adressant, le 19 janvier, aux sous-mariniers de la force océanique stratégique de l'Île Longue, Jacques Chirac a voulu, semble-t-il, montrer à la fois la pérennité de la pensée stratégique française et son adaptation aux circonstances du moment.
En matière de pérennité, le chef de l'État a insisté sur l'aspect essentiellement dissuasif de l'arsenal nucléaire national : « Il ne saurait en aucun cas être question d'utiliser des moyens nucléaires à des fins militaires lors d'un conflit. » En résumé, le concept d'emploi reste bien le non-emploi. Étrange formulation ! Comment peut-on espérer faire peur avec des armes que l'on est décidé à ne pas employer ? Voire que l'on se vante même de ne pas vouloir employer !
Depuis des lustres, le concept de non-emploi donne bonne conscience aux politiques français. Surtout, d'ailleurs, aux hommes de gauche qui trouvent là un bon moyen de concilier leur soutien aux programmes nucléaires voulus par le président François Mitterrand et leur discours idéaliste, voire pacifiste. La prise de conscience de cette ambiguïté est la première nouveauté du dernier discours de Chirac. En effet, après avoir affirmé qu'il n'était pas question d'utiliser des armes nucléaires à des fins militaires, le président a ajouté : « Cette formule ne doit cependant pas laisser planer le doute sur notre volonté et notre capacité à mettre en uvre nos armes nucléaires. »
Si le sujet n'était aussi grave, une telle contradiction aurait de quoi faire rire... Afficher clairement l'ambiguïté n'en marque pas moins un progrès par rapport à la période où il était interdit de soulever le problème sans être immédiatement qualifié d'antinucléaire primaire Il est difficile de reprocher au président Chirac de rechercher, ensuite, à s'adapter aux circonstances, tenant compte à la fois de la disparition de la menace soviétique et de l'apparition du terrorisme de masse.
Sa première assertion est que « la dissuasion nucléaire n'est pas destinée à dissuader des terroristes fanatiques ». Rien à redire : c'est une évidence. « Pour autant, ajoute Chirac, les dirigeants d'États qui auraient recours à des moyens terroristes contre nous () doivent comprendre qu'ils s'exposent à une réponse ferme et adaptée de notre part. Cette réponse peut être conventionnelle. Elle peut aussi être d'une autre nature. »
La distinction est claire : le nucléaire est inutile face aux groupes terroristes, mais on peut envisager de l'utiliser pour dissuader un État qui serait prêt à utiliser des moyens terroristes. Est-ce crédible ? Cette menace peut-elle être dissuasive ?
Pour essayer de répondre à ces questions, prenons un exemple : l'Iran. Que l'on s'en réjouisse ou non, il est fort possible que, dans quelques années, Téhéran dispose de l'arme atomique. Que faire pour l'en empêcher ?
L'Iran est un immense pays, bien armé, habitué aux combats défensifs. Bien sûr, si les États-Unis n'étaient pas engagés sur d'autres champs de bataille, ils auraient les moyens de lancer une grande offensive terrestre pour détruire les sites nucléaires iraniens. Mais, aujourd'hui, il y a l'Irak et il y a l'Afghanistan. Et l'armée américaine est déjà presque à bout de souffle. Quant à Tsahal, l'armée d'Israël, elle n'a aucune capacité à se projeter aussi loin de ses bases.
Nombreux sont ceux qui songent à une attaque aérienne, un peu sur le modèle du raid israélien contre la centrale irakienne Osirak. Mais il ne faut pas prendre les Iraniens pour des sots ! Ils savent quels risques ils encourent et, s'ils décident d'enrichir secrètement de l'uranium, ils le feront sous terre, dans des galeries à flanc de montagne. Or, l'efficacité des bombes aériennes classiques, même lorsqu'elles sont dites « perforantes », ne dépasse guère une douzaine de mètres de profondeur. Il est donc facile de s'en protéger.
Reste l'attaque nucléaire ciblée. Contrairement à bien des idées reçues, même une charge nucléaire puissante ne suffit pas forcément à détruire une installation souterraine profonde. En outre, une attaque nucléaire avec impact au sol contre un objectif profond entraîne une pollution considérable par poussières radioactives. Une pollution qui ferait le tour de la planète avec de graves conséquences.
Peut-on compter davantage sur une dissuasion « antiforces » ou « anticités » pour empêcher les Iraniens de construire leur arme nucléaire ? Peut-on imaginer qu'un grand État fasse savoir à l'Iran : « Si vous n'arrêtez pas votre programme d'enrichissement, si vous n'ouvrez pas vos portes à nos inspecteurs, nous allons tirer sur vos installations militaires ou sur vos villes » ? Des armes classiques seraient sans doute sans effet. L'Iran poursuivrait son programme avec une volonté renforcée. Quant à utiliser l'arme nucléaire, est-il seulement concevable de faire croire que l'on est prêt à massacrer des civils, enfants, femmes, vieillards, uniquement pour empêcher un État de faire ce que tant d'autres ont fait avant lui ?
De tout ceci doit-on conclure que l'armement nucléaire de l'Iran est inéluctable ? Certes non. L'avenir politique de ce pays est bien incertain et ses responsables souvent divisés. Mais cette éventualité n'est pas à exclure, même à relativement court terme. Quelles conclusions faut-il en tirer ? Si l'Iran devenait une puissance nucléaire, une attaque signée, annoncée, contre l'Occident, voire contre Israël, ne serait sans doute pas à craindre : la riposte serait tellement massive, tellement évidente, que personne, aussi fanatique soit-il, ne prendrait une telle décision.
Plus plausible, en revanche, serait une action indirecte où l'Iran, en sous-main, procurerait à un groupe terroriste de sa mouvance les quelques kilos d'uranium enrichi nécessaires pour fabriquer une bombe simple, semblable à celle d'Hiroshima. Ce groupe pourrait alors installer cette bombe, par exemple, dans la cale d'un bateau de pêche ou de commerce. Et faire « chanter » un gouvernement avec la menace d'une catastrophe.
Si celle-ci s'exerçait contre la France, c'est alors que la nouvelle dissuasion de Chirac pourrait peut-être jouer. Imaginons :
Le groupe terroriste : « Libérez tous nos combattants, sinon nous allons faire sauter un de vos ports. »
Le gouvernement français : « C'est au gouvernement iranien que nous nous adressons : si vous laissez vos amis passer à l'acte, c'est vous qui en subirez les conséquences. Nous savons que vous êtes les instigateurs du chantage terroriste, que c'est vous qui avez fourni au groupe de quoi fabriquer sa bombe. »
Le résultat de ce « contre-chantage » serait incertain. Mais comme aurait dit le général de Gaulle, l'armement nucléaire français et la nouvelle formulation de la doctrine ne pourraient qu'influencer « au moins quelque peu » les positions iraniennes.
Si un tel scénario est heureusement peu vraisemblable, il existe aujourd'hui des menaces terroristes beaucoup plus plausibles, comme le risque dit de « bombe sale » - ou de pollution radioactive - contre lequel de nombreux États devraient se prémunir. Mais cet exemple montre que l'évolution de la doctrine militaire française n'est pas dépourvue de toute logique.
En justifiant ses dépenses militaires par la nécessité de faire face, avec des armes moins puissantes que les armes stratégiques de naguère, à d'éventuels États terroristes, Chirac reste dans son rôle habituel de défenseur inconditionnel de l'armement nucléaire français. L'ennui, le grave ennui, est que, ce faisant, il contribue à augmenter un risque de prolifération qu'il est pourtant le premier à dénoncer.
Il donne des arguments à des puissances émergentes qui cherchent à se doter de l'arme nucléaire sans se couper de la majorité des membres de l'ONU. L'Iran aura beau jeu de dire que « compte tenu des nouvelles orientations nucléaires des États-Unis et de la France, il est de plus en plus clair que ces pays sont prêts à utiliser leurs armes nucléaires pour assurer leur domination militaire et économique du monde. () À côté de nous, les Israéliens disposent d'une puissance nucléaire importante et notre devoir est de l'équilibrer ».
Est-ce bien le moment de donner de tels arguments aux Iraniens ? Ne serait-il pas plus sage de s'orienter plus fermement vers « le monde sans armes nucléaires » que prônait Mikhaïl Gorbatchev et, pour commencer, de réaffirmer clairement que nul n'a le droit d'ouvrir le feu nucléaire ?
* Ancien chef d'état-major adjoint de l'armée de
l'air française,
le général Copel est l'auteur de Prévenir
le pire (Michalon, 2004),
un ouvrage consacré aux catastrophes d'origine terroriste,
et de Vaincre la guerre.
Le Nouvel Observateur, 20/1/06:
Le discours de Jacques Chirac, prononcé
jeudi sur la base nucléaire de l'Ile Longue, marque-t-il
une rupture dans la définition de la doctrine nucléaire
française ?
- La doctrine nucléaire française a évolué
après les essais nucléaires indiens et pakistanais
de 1998. Les autorités françaises se sont alors
rendues compte que la doctrine d'une dissuasion nucléaire
tournée contre la Russie n'était plus satisfaisante.
La doctrine s'est tournée vers l'Asie, la Chine étant,
sans qu'on le dise, la première puissance visée.
Pour cette raison, la portée des missiles a été
étendue. Le second changement de la doctrine nucléaire
française est survenu après les attentats du 11
septembre 2001 à New York. Il fallait, pour faire face
au terrorisme, que les frappes nucléaires puissent être
plus précises. Car l'objectif est de pouvoir détruire
un camp ou un bunker, et non plus une ville entière. L'armée
française a donc travaillé, sous le gouvernement
de Lionel Jospin, à la fois la portée et la précision
des missiles.
Il s'agit d'un dossier qui tient particulièrement à
cur à Jacques Chirac. C'est l'aboutissement de huit ans
de travail. Mais très peu de choses ont été
expliquées.
Il n'y a eu qu'un seul discours du président sur le sujet,
en 2001, devant l'IHEDN [Institut des hautes études de
la Défense nationale, NDLR]. Ce discours prononcé
devant des spécialistes n'a pas eu un grand retentissement.
Il s'agissait pourtant déjà de l'officialisation
d'un changement stratégique. On peut dire que le nucléaire
est devenu une arme de combat, et non plus seulement une arme
de dernier ressort.
Pourquoi Jacques Chirac a-t-il décidé de mettre
sous les projecteurs cette mutation de la doctrine nucléaire
?
- D'abord à cause de l'Iran. On a pu entendre un discours
de Jacques Chirac beaucoup plus ferme contre les tentatives iraniennes
de développer la maîtrise du nucléaire que
lors des dernières semaines. Ce qui indique que le dossier
se dirige vers le Conseil de sécurité de l'ONU.
Une deuxième explication réside dans le fait que
les armes n'étaient probablement pas finalisées
en 2001. Ces armes sont aujourd'hui en place. Il s'agit de l'officialiser.
Cette fois, Jacques Chirac a choisi de tenir un discours public
sur la base militaire de l'Ile Longue. Il prend date, de manière
à ce que le monde entier ait connaissance de la doctrine
nucléaire française.
Les raisons de politique intérieure sont peut-être
aussi présentes, mais secondaires.
La définition des intérêts vitaux de la France
a-t-elle été modifiée ?
- Cette définition ne surprend personne. La France riposterait
à une attaque contre un pays allié, cela a toujours
été le cas. Mais le flou sur la définition
des intérêts stratégiques est nécessaire
à la dissuasion.
Depuis quelques mois sont apparues plusieurs tentatives claires
de la part de certains pays de se doter de l'arme nucléaire.
Après la Libye, qui a mis en place un programme nucléaire
avec l'aide du Pakistan, avant d'y renoncer sous la pression des
Etats-Unis, on soupçonne l'Egypte et l'Arabie Saoudite
de chercher à se doter de l'arme nucléaire. Pour
la France, il ne s'agit plus aujourd'hui de frapper la Russie,
mais d'abord l'Asie.
Propos recueillis par Baptiste Legrand
Vincent Jauvert
RTBF, 20/1/06:
"... C'est un discours fort et en forme
d'avertissement. Un discours qui arrive en pleine crise sur le
nucléaire iranien. Une crise dans laquelle la France, la
Grande-Bretagne et l'Allemagne jouent un rôle diplomatique
essentiel.
Dans son discours, Jacques Chirac a notamment allongé la
liste des intérêts vitaux qui pourraient justifier
le recours de la France à l'arme nucléaire. Paris
envisage ainsi de pouvoir riposter contre des Etats qui pratiqueraient
le terrorisme , ceux qui auraient recours a des armes de
destruction massive, ou encore les Etats qui menaceraient les
pays alliés de la France ou même ses approvisionnements
stratégiques.
Jusqu'ici, les intérêts vitaux français qui
pouvaient justifier le recours au nucléaire comprenaient
l'intégrité du territoire, la protection des populations
ainsi que le libre exercice de la souveraineté. Pour Jacques
Chirac, le nucléaire est avant tout un moyen de dissuasion
incontournable, et notamment pour la sécurité du
Continent européen..."
19/1/2006 - La
presse allemande à paraître vendredi est particulièrement
critique à l'encontre du président français
Jacques Chirac, qui a évoqué jeudi la possibilité
de recourir à l'arme nucléaire contre des Etats
ayant recours au terrorisme.
Evoquant l'actuelle crise avec Téhéran sur le dossier
nucléaire, de nombreux éditorialistes craignent
notamment que les propos de M. Chirac ne conduisent le président
iranien Mahmoud Ahmadinejad à se radicaliser encore plus
(c'est une blague des éditorialistes
?).
Dans ce contexte, les déclarations du président
français sont "clairement contreproductives",
estime ainsi le quotidien économique Handelsblatt. "Le
président ne peut pas sérieusement croire qu'en
lorgnant sur le bâton nucléaire, il puisse cacher
la défaite de la diplomatie", ajoute le journal.
"La menace de Chirac n'est pas seulement peu judicieuse,
mais également contreproductive", renchérit
la Westdeutsche Zeitung de Düsseldorf. "Parce qu'elle
laisse supposer que les moyens diplomatiques sont très
limités face aux ambitions nucléaires. Et parce
qu'elle fait peu de cas des conséquences pour le Proche-Orient,
pour l'Occident comme pour l'économie occidentale".
Pour la Frankfurter Rundschau, l'ensemble de la stratégie
énoncée par le chef de l'Etat français manque
de cohérence.
"Parce qu'il ne veut pas entrer dans l'Histoire comme le
président (...) ayant aboli la -Force de frappe- (en français
dans le texte, ndlr) dont l'absurdité est pourtant établie,
Jacques Chirac annonce maintenant sa -flexibilisation-",
écrit le grand quotidien de Francfort.
"Les missiles à moyenne portée auront désormais
deux, voire une seule tête explosive, au lieu de six. C'est
le désarmement façon salami. Tout cela n'est pas
logique. Mais que peut-on attendre d'autre d'un président
qui, au cours de son mandat finissant, a proclamé tout
et son contraire comme une vérité immuable ?",
ajoute le journal.
Parmi les grands quotidiens, seul Die Welt (conservateur) défend
Jacques Chirac. "La doctrine Chirac abaisse le seuil nucléaire.
Est-ce positif ? Non, mais inéluctable", écrit
le journal, pour qui le président français "place
ainsi la France à la pointe des nations européennes,
assure une protection nucléaire à ses alliés,
y compris l'Allemagne, et dit clairement que le monde a besoin
de plus qu'un pouvoir mou".
19/1/2006- Le
droit de riposter par une arme "non conventionnelle",
donc nucléaire, aux Etats ayant recours à "des
moyens terroristes" contre la France, défendu jeudi
par le président Jacques Chirac, "rompt (...) avec
le dogme de la dissuasion", a dénoncé le réseau
Sortir du Nucléaire.
Cette menace, "rompant de façon irresponsable avec
le dogme de la dissuasion", représente "une subite
remise en cause (qui) est une décision d'une extrême
gravité: loin de mettre en oeuvre le désarmement
nucléaire de la France, le président de la République
envisage au contraire l'utilisation réelle de bombes atomiques",
déplore le réseau, qui revendique l'adhésion
de 722 associations.
"Les dirigeants d'Etats qui auraient recours à des
moyens terroristes contre nous (...) doivent comprendre qu'ils
s'exposeraient à une réponse" qui pourrait
être "conventionnelle" ou "d'une autre nature",
a déclaré jeudi M. Chirac, lors d'une visite à
la base opérationnelle des sous-marins nucléaires
de l'Ile Longue, près de Brest.
Sortir du Nucléaire "dénie toute légitimité
à cette décision qui ne doit pas pouvoir être
prise par un seul homme, fût-il président de la République",
et estime par ailleurs que cette annonce "risque d'aboutir
à l'exact contraire de l'objectif visé: elle désigne
la France comme une cible prioritaire pour des groupes terroristes".
19/1/2006 - Les
Verts se sont dits jeudi "consternés" par les
déclarations de Jacques Chirac sur l'éventualité
pour la France de faire usage de l'arme nucléaire contre
un Etat terroriste de manière "flexible", les
considérant comme "dangereuses" et "irresponsables".
"Elles sont aussi consternantes, car la menace terroriste
est une menace diffuse, transnationale, et l'arme nucléaire
ne saurait rentrer en ligne de compte dans les défis que
ce mal représente pour les démocraties", soulignent
les Verts dans un communiqué.
Les Verts se disent encore "scandalisés que le président
de la République puisse envisager qu'il faille faire payer
à tout un peuple la folie meurtrière de ses gouvernants".
- Sur France-Inter, le député (Verts) Noël
Mamère considère que c'est une idée "totalement
fausse" que de vouloir "marcher sur les traces des Américains
en déclarant que l'on pourrait utiliser une arme nucléaire
pour lutter contre le terrorisme". "La meilleure manière
de se battre contre le terrorisme est de renforcer nos valeurs
démocratiques et non pas menacer de frappes dites chirurgicales",
ajoute le député de Gironde, pour qui "il faut
modifier nos institutions et ne pas laisser à un seul homme
la responsabilité de l'arme nucléaire".
19/1/2006- C'est un réel plaisir de me retrouver aujourd'hui parmi vous, à l'île Longue. Je suis heureux de pouvoir rencontrer les femmes et les hommes, militaires et civils, qui participent à l'accomplissement d'une mission fondamentale pour notre indépendance et notre sécurité : la dissuasion nucléaire.
La création d'une force nationale de dissuasion a constitué, pour la France, un véritable défi qui n'a pu être relevé que par l'engagement de tous. Elle a imposé de mobiliser toutes les énergies, de développer nos capacités de recherche, de trouver des solutions innovantes à de nombreux problèmes. La dissuasion nucléaire est ainsi devenue l'image même de ce qu'est capable de produire notre pays quand il s'est fixé une tâche et qu'il s'y tient.
Je tiens ici à rendre hommage aux chercheurs et ingénieurs, du CEA et de toutes les entreprises françaises, qui nous permettent d'être toujours en pointe dans des secteurs vitaux comme les sciences de la matière, la simulation numérique, les lasers, et notamment le laser Mégajoule, les technologies nucléaires et celles de l'espace. Je veux prolonger cet hommage à tous ceux qui soutiennent, d'une façon ou d'une autre, nos forces nucléaires : personnel de la DGA, cadres et ouvriers des sociétés et groupes industriels, gendarmes du contrôle gouvernemental, militaires de toutes les armées.
Mais mes pensées vont bien sûr en premier lieu aux équipages des composantes océanique et aéroportée qui, en permanence, dans la discrétion la plus totale, assurent la plus longue et la plus importante des missions opérationnelles. J'ai fixé un taux de posture exigeant qui correspond aux besoins de sécurité de notre pays. Je sais quelles contraintes il impose. On parle rarement de vous, mais je veux saluer votre valeur et votre mérite. La permanence de la posture de dissuasion, remarquablement tenue depuis quarante ans, est en soi un éloge.
Je tiens à associer vos familles à cet hommage, et tout particulièrement les familles des équipages de sous-marins. Je mesure combien les patrouilles opérationnelles représentent d'éloignement, de solitude, et parfois de souffrances.
Mesdames, Messieurs, cette mission, vous l'effectuez dans un environnement en constante mutation.
Avec la fin de la guerre froide, nous ne faisons actuellement l'objet d'aucune menace directe de la part d'une puissance majeure.
Mais la fin du monde bipolaire n'a pas fait disparaître les menaces contre la paix. Dans de nombreux pays se diffusent des idées radicales prônant la confrontation des civilisations, des cultures et des religions. Aujourd'hui, cette volonté de confrontation se traduit par des attentats odieux, qui viennent régulièrement nous rappeler que le fanatisme et l'intolérance mènent à toutes les folies. Demain, elle pourrait prendre d'autres formes, encore plus graves, impliquant des Etats.
La lutte contre le terrorisme est l'une de nos priorités. Nous avons pris un grand nombre de mesures pour répondre à ce danger. Nous continuerons sur cette voie, avec fermeté et détermination. Mais il ne faut pas céder à la tentation de limiter l'ensemble des problématiques de défense et de sécurité à ce nécessaire combat contre le terrorisme. Ce n'est pas parce qu'une nouvelle menace apparaît qu'elle fait disparaître toutes les autres.
Notre monde est en constante évolution, à la recherche de nouveaux équilibres politiques, économiques, démographiques, militaires. Il est caractérisé par l'émergence rapide de nouveaux pôles de puissance. Il est confronté à l'apparition de nouvelles sources de déséquilibres : le partage des matières premières, la distribution des ressources naturelles, l'évolution des équilibres démographiques notamment. Cette évolution pourrait être cause d'instabilité, surtout si elle devait s'accompagner d'une montée des nationalismes.
Certes, il n'y a aucune fatalité à voir, dans le futur, la relation entre les différents pôles de puissance sombrer dans l'hostilité. C'est d'ailleurs pour prévenir ce danger que nous devons oeuvrer à un ordre international fondé sur la règle de droit et la sécurité collective, un ordre plus juste, plus représentatif. Que nous devons aussi engager tous nos grands partenaires à faire le choix de la coopération plutôt que celui de la confrontation. Mais nous ne sommes à l'abri ni d'un retournement imprévu du système international ni d'une surprise stratégique. Toute notre Histoire nous l'enseigne.
Notre monde est également marqué par l'apparition d'affirmations de puissance qui reposent sur la possession d'armes nucléaires, biologiques ou chimiques. D'où la tentation de certains Etats de se doter de la puissance nucléaire, en contravention avec les traités. Des essais de missiles balistiques, dont la portée ne cesse d'augmenter, se multiplient partout dans le monde. C'est ce constat qui a conduit le Conseil de sécurité des Nations unies à reconnaître que la prolifération des armes de destruction massive, et de leurs vecteurs associés, constituait une menace pour la paix et la sécurité internationale.
Enfin, il ne faut pas ignorer la persistance des risques plus traditionnels d'instabilité régionale. Ils existent partout dans le monde.
Mesdames, Messieurs,
Face aux crises qui secouent le monde, face aux nouvelles menaces, la France a toujours choisi, d'abord, la voie de la prévention, qui demeure, sous toutes ses formes, le socle de notre politique de défense. S'appuyant sur le droit, l'influence et la solidarité, la prévention passe par l'ensemble des actions de notre diplomatie qui, sans cesse, s'efforce de dénouer les crises naissantes. Elle passe aussi par toute une gamme de postures relevant des domaines de la défense et de la sécurité, au premier plan desquelles se trouvent les forces repositionnées.
Mais ce serait faire preuve d'angélisme que de croire que la prévention, seule, suffit à nous protéger. Pour être entendu, il faut aussi, lorsque c'est nécessaire, être capable de faire usage de la force. Nous devons donc disposer d'une capacité importante à intervenir en dehors de nos frontières, avec des moyens conventionnels, afin de soutenir ou de compléter cette stratégie.
Une telle politique de défense repose sur la certitude que, quoi qu'il arrive, nos intérêts vitaux seront garantis.
C'est le rôle attribué à la dissuasion nucléaire, qui s'inscrit dans la continuité directe de notre stratégie de prévention. Elle en constitue l'expression ultime.
Face aux inquiétudes du présent et aux incertitudes du futur, la dissuasion nucléaire demeure la garantie fondamentale de notre sécurité. Elle nous donne également, d'où que puissent venir les pressions, le pouvoir d'être maîtres de nos actions, de notre politique, de la pérennité de nos valeurs démocratiques.
Dans le même temps, nous continuons à soutenir les efforts internationaux en faveur du désarmement général et complet, et, en particulier, la négociation d'un traité d'interdiction de la production de matières fissiles pour les armes nucléaires. Mais nous ne pourrons évidemment avancer sur la voie du désarmement que si les conditions de notre sécurité globale sont maintenues et si la volonté de progresser est unanimement partagée.
C'est dans cet esprit que la France a maintenu ses forces de dissuasion, tout en les réduisant, conformément à l'esprit du traité de non-prolifération et au respect du principe de stricte suffisance.
C'est la responsabilité du chef de l'Etat d'apprécier, en permanence, la limite de nos intérêts vitaux. L'incertitude de cette limite est consubstantielle à la doctrine de dissuasion.
L'intégrité de notre territoire, la protection de notre population, le libre exercice de notre souveraineté constitueront toujours le coeur de nos intérêts vitaux. Mais ils ne s'y limitent pas. La perception de ces intérêts évolue au rythme du monde, marqué par l'interdépendance croissante des pays européens et par la mondialisation. Par exemple, la garantie de nos approvisionnements stratégiques et la défense de pays alliés, sont, parmi d'autres, des intérêts qu'il convient de protéger. Il appartiendrait au président de la République d'apprécier l'ampleur et les conséquences potentielles d'une agression, d'une menace ou d'un chantage insupportables à l'encontre de ces intérêts. Cette analyse pourrait, le cas échéant, conduire à considérer qu'ils entrent dans le champ de nos intérêts vitaux.
La dissuasion nucléaire, je l'avais souligné au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, n'est pas destinée à dissuader des terroristes fanatiques. Pour autant, les dirigeants d'Etats qui auraient recours à des moyens terroristes contre nous, tout comme ceux qui envisageraient d'utiliser, d'une manière ou d'une autre, des armes de destruction massive, doivent comprendre qu'ils s'exposeraient à une réponse ferme et adaptée de notre part. Cette réponse peut être conventionnelle. Elle peut aussi être d'une autre nature.
Depuis ses origines, la dissuasion n'a jamais cessé de s'adapter à notre environnement et à l'analyse des menaces que je viens de rappeler. Et cela dans son esprit comme dans ses moyens. Nous sommes en mesure d'infliger des dommages de toute nature à une puissance majeure qui voudrait s'en prendre à des intérêts que nous jugerions vitaux. Contre une puissance régionale, notre choix n'est pas entre l'inaction et l'anéantissement. La flexibilité et la réactivité de nos forces stratégiques nous permettraient d'exercer notre réponse directement sur ses centres de pouvoir, sur sa capacité à agir. Toutes nos forces nucléaires ont été configurées en conséquence. C'est dans ce but que, par exemple, le nombre de têtes nucléaires a été réduit sur certains des missiles de nos sous-marins.
Mais notre concept d'emploi des armes nucléaires reste bien le même. Il ne saurait, en aucun cas, être question d'utiliser des moyens nucléaires à des fins militaires lors d'un conflit. C'est dans cet esprit que les forces nucléaires sont fréquemment qualifiées "d'armes de non-emploi". Cette formule ne doit cependant pas laisser planer le doute sur notre volonté et notre capacité à mettre en oeuvre nos armes nucléaires. La menace crédible de leur utilisation pèse en permanence sur les dirigeants animés d'intentions hostiles à notre égard. Elle est essentielle pour les ramener à la raison, leur faire prendre conscience du coût démesuré qu'auraient leurs actes, pour eux-mêmes et pour leurs Etats. Par ailleurs, nous nous réservons toujours le droit d'utiliser un ultime avertissement pour marquer notre détermination à protéger nos intérêts vitaux.
Ainsi, les principes qui sous-tendent notre doctrine de dissuasion n'ont pas changé. Mais ses modes d'expression ont évolué, et continuent d'évoluer, pour nous permettre de faire face au contexte du XXIe siècle.
Constamment adaptés à leurs nouvelles missions, les moyens mis en oeuvre par les composantes océanique et aéroportée permettent d'apporter une réponse cohérente à nos préoccupations. Grâce à ces deux composantes, différentes et complémentaires, le chef de l'Etat dispose d'options multiples, couvrant toutes les menaces identifiées.
La modernisation et l'adaptation de ces capacités sont nécessaires. Notre dissuasion doit conserver son indispensable crédibilité dans un environnement géostratégique qui évolue.
Il serait irresponsable d'imaginer que le maintien de notre arsenal actuel pourrait suffire. Que deviendrait la crédibilité de notre dissuasion si elle ne nous permettait pas de répondre aux nouvelles situations ? Quelle crédibilité aurait-elle vis-à-vis de puissances régionales si nous en étions restés strictement à une menace d'anéantissement total ? Quelle crédibilité aurait, dans le futur, une arme balistique dont le rayon d'action serait limité ? Ainsi, le M51, grâce à sa portée intercontinentale, et l'ASMPA nous donneront, dans un monde incertain, les moyens de couvrir les menaces d'où qu'elles viennent et quelles qu'elles soient.
De même, nul ne peut prétendre qu'une défense antimissiles suffit à contrer la menace représentée par les missiles balistiques. Aucun système défensif, si sophistiqué soit-il, ne peut être efficace à 100 %. Nous n'aurons jamais la garantie qu'il ne pourra être contourné. Fonder toute notre défense sur cette unique capacité inviterait nos adversaires à trouver d'autres moyens pour mettre en oeuvre leurs armes nucléaires, chimiques ou bactériologiques. Un tel outil ne peut donc être considéré comme un substitut de la dissuasion. Mais il peut la compléter en diminuant nos vulnérabilités. C'est pourquoi la France s'est résolument engagée dans une réflexion commune, au sein de l'Alliance atlantique, et développe son propre programme d'autoprotection des forces déployées.
La sécurité de notre pays et son indépendance ont un coût. Il y a quarante ans, la part d'investissements du ministère de la défense consacrée aux forces nucléaires était de 50 %. Depuis, cette part a constamment été réduite et ne devrait représenter que 18 % en 2008. Aujourd'hui, dans l'esprit de stricte suffisance qui la caractérise, notre politique de dissuasion représente globalement moins de 10 % du budget total de la défense. Les crédits qui lui sont consacrés portent sur des techniques de pointe et soutiennent l'effort de recherche scientifique, technologique et industriel de notre pays.
10 % de notre effort de défense, c'est le prix juste et suffisant pour doter notre pays d'une assurance de sécurité, crédible et pérenne. La mettre en cause serait irresponsable. En outre, le développement de la PESD, l'imbrication croissante des intérêts des pays de l'Union européenne, la solidarité qui existe désormais entre eux, font de la dissuasion nucléaire française, par sa seule existence, un élément incontournable de la sécurité du continent européen. En 1995, la France avait émis l'idée ambitieuse d'une dissuasion concertée afin d'initier une réflexion européenne sur le sujet. Ma conviction demeure que nous devrons, le moment venu, nous poser, ensemble, la question d'une défense commune, qui tiendrait compte des forces de dissuasion existantes, dans la perspective d'une Europe forte, responsable de sa sécurité. Les pays de l'Union ont commencé à réfléchir ensemble à ce que sont, ou ce que seront, leurs intérêts de sécurité communs. C'est une première et nécessaire étape.
Mesdames, Messieurs,
Depuis 1964, la France dispose d'une dissuasion nucléaire autonome. Ce sont les enseignements de l'Histoire qui avaient conduit le général de Gaulle à faire ce choix crucial. Pendant toutes ces années, les forces nucléaires françaises ont assuré la défense de notre pays et contribué à préserver la paix. Elles continuent aujourd'hui à veiller, en silence, pour que nous puissions vivre dans un pays de liberté, maître de son avenir. Elles continueront demain d'être le garant ultime de notre sécurité.
En tant que chef des armées et au nom
des Françaises et des Français, je veux exprimer
la gratitude et la reconnaissance de la nation à toutes
celles et ceux qui concourent à cette mission.
L'Express, 18/1/2006:
Le 27 janvier 1996, malgré le tollé, la France procédait à son 210e et ultime essai nucléaire dans le lagon de Fangataufa, en Polynésie. Quelques mois plus tard, Paris signait le traité d'interdiction complète des essais nucléaires Mais, loin d'abandonner son principe de dissuasion, la France lançait, en même temps que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, un gigantesque programme de simulation. Sa réalisation, d'un coût global de 5,5 milliards d'euros, devrait s'achever au tournant de la décennie actuelle. «Ce programme vise à garantir la sûreté, la fiabilité et donc la pérennité de la capacité de dissuasion française, sans recourir aux essais nucléaires, explique Didier Besnard, responsable depuis cinq ans de ce programme à la direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l'énergie atomique. Concrètement, il permet de reproduire par le calcul les différentes étapes du fonctionnement d'une arme nucléaire.»
Sa mise en oeuvre repose sur trois systèmes. D'abord, des logiciels de calcul très puissants. Juste avant Noël, la DAM s'est offert: le Téra-10. Ce supercalculateur, le plus puissant d'Europe, est capable de gérer 50 000 milliards d'opérations par seconde! Il sera remplacé en 2010 par un calculateur encore bien plus puissant. Les deux autres outils servent à confirmer sur le plan expérimental les simulations numériques. Le premier, l'Airix, livré en 2000, est une grande machine radiographique à rayons X, qui permet de valider les différents modèles relatifs au début du fonctionnement de l'arme. Le second, plus connu, est le laser Mégajoule, implanté près de Bordeaux, qui permettra, lorsque sa construction sera achevée, en 2010, de reproduire en laboratoire les conditions de la phase finale, l'explosion nucléaire. Un prototype, à l'échelle de 1/30, appelé «ligne d'intégration laser» (LIL), fonctionne d'ores et déjà.
Le programme achevé, la France sera en mesure de renouveler ses armes nucléaires, dont la durée de vie n'excède pas vingt ans. Pendant ce temps, les forces militaires se sont réorganisées. Le plateau d'Albion étant fermé depuis 1996, seules les composantes aérienne et navale demeurent vectrices de l'arme absolue. Dès 2007, des missiles air-sol moyenne portée améliorés (ASMP-A) seront glissés sous les ailes des avions de la Force aérienne stratégique (FAS). La marine a, elle, reçu fin novembre son troisième sous-marins nucléaire lanceur d'engins de nouvelle génération (SNLE-NG). Après le Triomphant (1997), puis le Téméraire (1999), et en attendant le nouveau Terrible (2010), le Vigilant.
A quelques jours des 10 ans de la fin des essais atmosphériques, ce n'est donc pas un hasard si Jacques Chirac a choisi de se rendre, jeudi 19 janvier, à Landivisiau, où se trouve la FAS, et à l'Ile-Longue, QG de la Force océanique stratégique (Fost), pour sa première «visite trimestrielle» de l'année aux armées. Après avoir arpenté les étroites coursives du Vigilant, le chef de l'Etat devait prononcer un discours cadre sur la dissuasion nucléaire - ce n'était pas arrivé depuis 2001 - et, sans grand changement de doctrine, annoncer une adaptation des missions et des armes aux nouvelles menaces.
La dissuasion nucléaire a un coût: 3 milliards d'euros par an. «C'est exorbitant!» commente, ulcéré, un officier de l'armée de terre. Un sentiment partagé par une majorité de militaires, trop jeunes pour avoir connu la guerre froide et qui préféreraient recevoir des blindés, utiles tous les jours, plutôt que de voir peaufiner une défense nucléaire dont le principe est le non-emploi. Certains suggèrent de supprimer la composante aéroportée, comme l'ont fait les Anglais, d'autres de suspendre le programme des missiles M51, qui remplaceront dès 2010 les M45 embarqués sur les SNLE-NG. Mais ces revendications ne trouvent écho que sur les bancs de la gauche. Les échéances électorales de 2007 seront donc aussi un rendez-vous pour la stratégie nucléaire.
Libération, 17 janvier 2005:
Ile Longue (Finistère) envoyé spécial
Le chantier est énorme, mais discret. C'est le plus grand de l'ouest de la France, d'une complexité technique comparable au viaduc de Millau, assure la direction des travaux maritimes. Derrière la double rangée de barbelés électrifiés, des ouvriers font exploser le granit breton et coulent des milliers de mètres cubes de béton armé. Dans cinq ans, les nouveaux bâtiments de la pyrotechnie de Guenvenez, sur la presqu'île de Crozon (Finistère), accueilleront les futurs missiles nucléaires M51.
6 000 km de portée. Mardi, Michèle Alliot-Marie s'est rendue à l'île Longue. Dans ce haut lieu des forces stratégiques, la ministre de la Défense a plaidé pour la dissuasion nucléaire, «condition de l'indépendance nationale», mais dont le coût est contesté au sein même des armées. «Lorsqu'on voit un certain nombre d'Etats se doter de l'arme nucléaire, ce n'est pas le moment de baisser la garde», a-t-elle affirmé.
A partir de 2010, les quatre sous-marins nucléaires lance-engins (SNLE) commenceront à recevoir un nouveau missile, le M51, dont la commande a été passée en novembre. Cet engin, capable d'être tiré depuis un sous-marin en plongée, a une portée de plus de 6 000 kilomètres, supérieure d'au moins un tiers à celle de la génération actuelle (M45). Sa précision aurait également été accrue, mais ses caractéristiques précises sont couvertes par le secret défense. Le M51 pourrait frapper des «Etats voyous» qui menaceraient la France, comme l'avait exposé Jacques Chirac en juin 2001. Ou atteindre le territoire chinois... Ce que personne n'ose reconnaître publiquement. Dans la bouche de l'amiral Forissier, commandant de la Force océanique stratégique (Fost), cela donne : «Les adversaires potentiels que nous aurions à traiter sont de plus en plus incertains.»
Plus d'une cinquantaine de missiles vont être commandés, pour un coût total de 8 milliards d'euros. Une somme à laquelle il faut ajouter le prix (inconnu) des têtes nucléaires... Le M51 va remplacer le M45, dont la technologie date du milieu des années 80. «C'est comme si on passait d'Ariane 3 à Ariane 5», résume le commandant Heller, chef d'état-major de la Fost. Les deux premiers étages des missiles doivent d'abord être assemblés dans les nouveaux bâtiments de la pyrotechnie de Guenvenez. Ils seront ensuite transportés par route, sur 4 kilomètres, à l'île Longue où ils seront «jonctionnés» avec le troisième étage, c'est-à-dire l'arme atomique. L'engin de 53 tonnes sera enfin descendu dans les tubes du sous-marin, qui en accueille seize au total. «C'est un travail délicat, qui nécessite une journée par missile», explique le commandant Heller. Le SNLE peut alors partir en patrouille pour une durée maximale de soixante-dix jours.
«Permanence». Lors de sa visite du site, Michèle Alliot-Marie a rappelé la «posture opérationnelle» de la Fost : «Il s'agit d'assurer au président de la République la permanence d'au moins un sous-marin à la mer, prêt au tir, y compris dans les situations difficiles.» Pour maintenir «au moins un» SNLE - c'est-à-dire un ou deux - dans cette posture, il faut en posséder quatre. L'un est en «grand carénage», c'est-à-dire immobilisé pendant plus de deux ans pour travaux, alors qu'un deuxième est en «entretien programmé» pour des mois.
Cette dissuasion nucléaire est onéreuse : environ 3 milliards d'euros par an. Trop cher, estiment - en privé - de nombreux militaires qui préféreraient avoir plus d'hélicoptères, de frégates ou de blindés. «Que certains ne s'imaginent pas que s'il n'y avait plus la dissuasion nucléaire, ils pourraient récupérer les crédits pour d'autres programmes militaires», a prévenu Alliot-Marie. Quant à la perspective de partager le fardeau, la ministre de la Défense n'a pu que constater «de très grandes différences d'approche entre les pays européens».
Jean-Dominique MERCHET
Le Figaro, 14/01/2005 :
Alors que le débat sur l'emploi de minibombes nucléaires
est ouvert, aux Etats-Unis notamment, le ministre de la Défense,
Michèle Alliot-Marie, a plaidé mardi pour la modernisation
de la dissuasion nucléaire, présentée comme
«l'ultime protection» de la France contre «les
menaces extérieures».
L'île Longue (Brest) : de notre envoyée spéciale
Isabelle Lasserre
C'est un chantier gigantesque. 360 millions
d'euros de travaux. Un hangar creusé dans la roche, capable
de stocker seize missiles de 56 tonnes chacun.
Une route entièrement refaite pour pouvoir supporter le
poids des missiles, qui se déplaceront sur des coussins
d'air.
Tout près de Brest, sur la presqu'île de Crozon, la Force océanique stratégique (FOST), le coeur de la dissuasion nucléaire française, le symbole de la puissance de la France, est le plus important chantier de travaux publics de l'ouest de la France. Un champ de boue et de gravats, où des bâtiments géants sortent de terre pour pouvoir accueillir les nouveaux missiles mer-sol M 51, qui remplaceront dès 2010 les M 45 vieillissants. La commande, qui devrait atteindre les cinquante pièces, a été passée le mois dernier.
A trois kilomètres de Guenvénez, à l'île Longue, l'un des quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engins français, Le Vigilant, immense bête noire toute neuve et brillante, logée dans un bassin et surmontée de techniciens petits comme des fourmis, est en train d'être chargé, au rythme d'un missile par jour. Autour, des ouvriers s'affairent. Etudient des plans. Mesurent.
Les M 51 équiperont progressivement les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins nouvelle génération (SNLE NG). Le premier à recevoir ces missiles ultramodernes sera Le Terrible. Sur l'île Longue, on prononce son nom avec respect et surtout avec une grande fierté. Les M 51 cohabiteront quelques années avec les M 45 avant de les remplacer complètement. Puis, à l'horizon 2015, les M 51 seront équipés de nouvelles têtes nucléaires, les TNO (têtes nucléaires océaniques).
Il s'agit, explique le ministre français
de la Défense, Michèle Alliot-Marie, de «moderniser
notre composante sous-marine pour faire face aux nouvelles menaces»,
de «faire de la France une nation qui compte et qui est
écoutée sur la scène internationale».
Plus concrètement, rappelant le discours du président
français à l'Institut des hautes études de
la Défense nationale (IHEDN) en 2001, la ministre a rappelé qu'en ces temps de «prolifération
avérée» les grandes puissances nucléaires,
loin d'abandonner la dissuasion, «continuent à moderniser
leur arsenal». «Un certain
nombre de pays où la démocratie n'est pas assurée
se dotent de l'arme nucléaire.
Est-il raisonnable de baisser la garde ?» «Condition
de notre indépendance nationale», la dissuasion nucléaire
«ne perd pas de sa pertinence». Mais il faut la moderniser.
Aux critiques qui s'interrogent sur la nécessité de dépenser 8 milliards d'euros pour équiper nos sous-marins d'un missile plus performant, alors que la dissuasion française consomme déjà 20% des crédits militaires, les ingénieurs répondent qu'il aurait de toute façon fallu changer les M 45, car un missile a une durée de vie limitée. Alors, pour assurer «notre crédibilité», autant s'offrir le meilleur.
«Le M 51, résume un sous-marinier nucléaire, doit apporter tout ce que Chirac a demandé dans son discours de 2001.» En language décrypté, cela veut dire pouvoir dissuader des puissances régionales ou émergentes qui se seraient dotées d'armes de destruction massive et faire face à des adversaires de plus en plus imprévisibles.
Le nouveau missile a d'abord une portée accrue : au moins 6 000 kilomètres. Il a aussi davantage de souplesse. «Nous devons avoir la certitude, poursuit Alliot-Marie, de pouvoir frapper n'importe où avec une précision qui permet d'éviter les dégâts collatéraux.» Car la dissuasion, affirme-t-elle, «reste notre ultime protection».
BASE DE L'ILE LONGUE (11 janvier 2005) - Le ministre de la défense Michèle Alliot-Marie a plaidé mardi pour la modernisation de la dissuasion nucléaire, présentée comme "l'ultime protection" de la France contre "les menaces extérieures". "Seule la dissuasion nucléaire peut garantir qu'en des circonstances extrêmes, la France pourra compter sur ses propres forces pour assurer sa survie et la défense de ses intérêts", a déclaré le ministre lors d'une visite à la base opérationnelle de L'Ile Longue (Finistère).
C'est à partir de cette base, classée "très secret défense", que sont mis en oeuvre les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) de la Force océanique stratégique (FOST) dont l'armement nucléaire représente près de 85% des armes nucléaires stratégiques françaises.
Les sous-marins en service --Le Triomphant, Le Téméraire, L'Indomptable (qui doit être remplacé courant 2005 par Le Vigilant, en cours d'armement), et L'Inflexible emportent en effet chacun 16 missiles balistiques dotés de six têtes nucléaires. "La dissuasion nucléaire est notre ultime protection contre les menaces extérieures. Quand on voit certains pays, où la démocratie n'est pas assurée, se doter de l'arme nucléaire, ce n'est pas le moment de baisser la garde", a assuré le ministre, lors du point de presse à l'issue de la visite. "La prolifération est un fait avéré et donc un danger toujours actuel", a poursuivi Mme Alliot-Marie, observant que "les grandes puissances dotées aujourd'hui de l'arme nucléaire ne songent nullement à l'abandonner".
Durant plus de deux heures le ministre, accompagné du commandant des forces sous-marines et de la FOST le vice-amiral Pierre-François Forissier, a visité le futur site d'accueil des missiles M51, ainsi que les sites d'assemblages pyrotechniques et nucléaires de ces missiles. Elle a également parcouru le hangar servant à l'armement des sous-marins avant leur départ en mission, où Le Vigilant se trouvait en cale sèche dans l'attente de l'achèvement de la "dotation" de ses missiles.
Le M51, d'une portée accrue et d'une précision améliorée par rapport au missile M45 actuellement en service, doit équiper les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins nouvel génération (SNLE-NG) à partir de 2010. D'un poids "maximal de 56 tonnes" avec ses six têtes nucléaires, le M51 disposera d'une portée de l'ordre de "6.000 km", selon le ministère de la défense. "L'amélioration des performaces en portée, précision et robustesse aux agressions d'origines diverses sont significatives" par rapport au M45, précise le ministère qui a annoncé le 23 décembre dernier la notification à EADS Space Transportation d'une commande d'un montant de 3 milliards d'euros pour la production du M51.
Selon le vice-amiral Forissier, le nouveau
missile, dont l'arrivée sur la base de l'Ile Longue nécessite
des travaux d'un montant de quelque 360 millions d'euros, sera
beaucoup plus performant que son prédécesseur. "A
titre de comparaison, le M45 c'est Ariane 3, alors que le M51
c'est Ariane 5 (...) Nos adversaires éventuels sont aujourd'hui
de plus en plus imprévisibles", a ajouté le
commandant de la FOST.
France3, 11/01/2005:
"Le plus gros chantier de génie
civile dans l'Ouest", selon Michèle Alliot-Marie,
en visite ce mardi dans le Finistère. C'est un énorme
chantier qui est mené actuellement, loin des regards, sur
la presqu'île de Crozon. Le chanteir d'adaptation de l'Ile
Longue au nouveau missile M51. "Le plus gros chantier
de génie civil de l'Ouest de la France", précise
Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, en
visite ce mardi dans le Finistère. Ce chantier va occuper
500 ouvrier pendant 3 ans et coûtera 100 millions d'euros.
La Marine nationale construit à Guenvenez des bâtiments
gigantesques, pour accueillir les futures missiles qui équiperont
les sous-marins nucléaires en 2010. Actuellement, quatre
sous-marins sont en service. un nouveau, le sous-marin "Le
terrible" rejoindra la flotte d'ici cinq ans.
Des chiffres qui font peur
C'est un véritable
arsenal flottant qu'abrite la presqu'île finistérienne.
Chaque sous-marin embarque 16 missiles avex 6 têtes nucléaires
par missile : c'est 1000 fois la puissance de la bombe
d'Hiroshima. En tout, l'Ile-longue compte 288 têtes nucléaires.
Une performance proche des missiles américains et chinois
D'ici 2009, les nouveaux bâtiments permettront d'assembler
et d'entretenir la propulsion d'une soixantaine de missile nouvelle
génération. Les M51 auront une portée plus
importante, presque 10 000 km, approchant les performances des
missiles américains et chinois. Ils seront aussi beaucoup
plus lourds. Les têtes nucléaires resteront
elles à l'Ile-longue.
Colère et peur des assos anti-nucléaires
Cette montée en puissance est contraire au traité
de non-prolifération nucléaire signé par
la France en 1968. C'est ce que dénoncent les associations
anti-nucléaire, qui s'inquiètent de la présence
d'un tel arsenal dans la prequ'île de Crozon.
Dernières Nouvelles d'Alsace, Sam 4
déc. 2004 :
Relents de guerre froide
Libération, 17/11/2004 :
La dissuasion nucléaire vient de fêter ses 40 ans et elle poursuit son lifting à grands frais. En 2005, pas moins de 3 milliards d'euros vont lui être consacrés. Soit près de 10 % du budget de la défense, dont les députés ont commencé l'examen hier soir à l'Assemblée nationale. Dans un relatif consensus, à l'exception du socialiste Paul Quilès qui dénonce «la rigidité intenable» de la doctrine française.
Stratèges. C'est le 8 octobre 1964 que la force de frappe est née, lorsque le premier Mirage IV-A a été mis en alerte nucléaire «à quinze minutes» sur la base de Mont-de-Marsan. Quatre décennies plus tard, elle est toujours là. «Dans les prochains jours», le Vigilant va ainsi être admis au service actif dans la marine. Il s'agit du troisième sous-marin nucléaire lanceur d'engins de nouvelle génération (SNLE-NG), sur une série de quatre.
D'autres programmes majeurs sont en cours, en particulier celui du missile M-51, qui sera embarqué à bord des SNLE, à partir de 2010. Ce missile intercontinental sera produit à une cinquantaine d'exemplaires et coûtera plus de 100 millions d'euros pièce... sans sa tête nucléaire.
A quoi sert-il ? «L'évolution du contexte géopolitique conduit à disposer d'un missile de portée significativement supérieure à celle nécessaire pour atteindre le coeur de l'ex-URSS», répond le député UMP Antoine Carré, rapporteur pour avis des crédits nucléaires.
Plus direct, l'ancien ministre de la Défense Paul Quilès demande : «Qui niera qu'est clairement visée la montée en puissance de la Chine ?» Ce que les stratèges officiels appellent en chuchotant «le scénario lointain». Lointain, comme Pékin. Le M-51 aura une portée de 8 000 kilomètres, mais il sera «susceptible de nouvelles améliorations», confie Antoine Carré.
Coopération. Autre programme coûteux : la simulation nucléaire (le laser Mégajoule), rendue nécessaire par l'arrêt des essais à Mururoa. «Cinq milliards d'euros entre 1996 et 2010», indique Antoine Carré. Ce programme, qui fait l'objet d'une coopération technique avec les Etats-Unis, est destiné à s'assurer de la fiabilité des futures bombes qui ne pourront pas être testées grandeur nature. Du fait de la radioactivité, les armes nucléaires ont une tendance naturelle à se déformer. Au bout de vingt ans, leur architecture interne peut avoir évolué de telle manière que la réaction nucléaire ne se déclencherait pas au moment du tir !
Réduction. La France fait partie du club très fermé des huit puissances nucléaires (voir la prolifération en Iran, en Corée du Nord...). «La dissuasion nucléaire doit-elle rester le coeur de notre système de défense ?» s'interroge Paul Quilès, qui plaide pour une réduction de l'effort financier. Une position qui satisfait à la fois la gauche antinucléaire et la plupart des militaires... très attachés aux armes classiques. Leur chef d'état-major, le général Henri Bentégeat, reconnaît d'ailleurs que «le débat sur la dissuasion est bien pauvre». Et il rêverait de l'élargir à nos voisins. Sans illusions : «C'est un sujet que mes collègues européens ne veulent pas aborder.» La bombe restera encore longtemps tricolore.
Jean-Dominique MERCHET
-------> Pourquoi
il faut stopper le laser Mégajoule
Le Monde, 17.11.04 :
Dans le club fermé des puissances nucléaires, la France et la Russie pratiquent une dissuasion globale héritée de la guerre froide, qui consiste à ne pas définir d'adversaire, à la différence des Etats-Unis qui identifient des cibles potentielles, essentiellement les Etats dits "voyous".
Depuis le retrait des Etats-Unis, en juin 2002, du traité antimissile ABM de 1972, qualifié d'"erreur" par Moscou, les Russes sont libres de développer de nouvelles armes nucléaires intercontinentales. Le président russe, Vladimir Poutine, a ainsi annoncé, mercredi 17 novembre, à Moscou que son pays allait bientôt se munir de systèmes d'armes nucléaires uniques au monde, cependant, selon les experts, la Russie garde la même doctrine.
La France, elle, dont les députés ont adopté mardi 16 novembre le budget de la défense pour l'an prochain, consacre aujourd'hui encore 20 % de son budget d'équipement militaire au nucléaire, contre 50 % à 60 % au plus fort de la guerre froide. Outre la toute prochaine mise en service du troisième sous-marin nucléaire lanceur d'engins nouvelle génération Le Vigilant, Paris prévoit de dépenser l'an prochain 600 millions d'euros au développement d'un missile intercontinental M-51, d'une portée de 8 000 km. Cette dissuasion nucléaire représente un "contrat d'assurance" toujours valable parce qu'il "garantit en premier lieu que la survie de la France ne sera jamais mise en cause par une puissance militaire majeure animée d'intentions hostiles", jugeait en septembre le chef d'état-major des armées, le général Henri Bentégeat.
"REFUSER D'IDENTIFIER L'ADVERSAIRE"
La dissuasion, explique François Géré, auteur d'un Dictionnaire de la pensée stratégique, "vise à convaincre un adversaire de renoncer à l'action envisagée" même s'il est plus fort, comme c'était le cas pour la Russie face à la France durant la guerre froide. "L'effet dissuasif est obtenu dès lors que les dommages que l'on peut lui infliger excèdent l'enjeu.""Depuis la guerre froide, on est en France sur la même ligne que la Russie en matière de dissuasion", affirme Barthélémy Courmont, spécialiste du nucléaire à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), à ceci près que l'ennemi visé à l'époque était essentiellement le bloc communiste alors qu'il est désormais multiple. Selon lui, "La France et la Russie pratiquent le même type de dissuasion, qui consiste à refuser d'identifier l'adversaire tout en maintenant un niveau de suffisance nucléaire, un seuil qui permette de répondre à tous types d'attaques d'où qu'elles viennent."
En revanche, les Américains ont remis en cause la notion même de dissuasion en développant depuis quelques années des "mini-nukes", armes nucléaires miniatures destinées à percer des bunkers, souterrains ou autres cibles cachées sans avoir à tout vitrifier. Et surtout, ils disposent depuis 2002 d'une "Nuclear Posture Review" qui identifie les cibles potentielles, essentiellement les Etats dits "voyous", de la Corée du Nord à l'Iran en passant par la Syrie, ainsi que la Chine et la Russie, susceptibles de commettre des tirs accidentels.
Aux côtés des modèles de dissuasion franco-russe et américain, figurent le Britannique qui est intégré aux structures de l'OTAN et ne dépend pas directement de Londres, et le modèle indo-pakistanais où les armes indiennes sont tournées vers le Pakistan et les pakistanaises vers l'Inde.
-------> Une victoire à 5 800 milliards de dollards
-------> Les
essais nucléaires ne sont plus nécessaire
Le monde, 27/10/2004 :
"Pourquoi ne pas en débattre ?", s'interroge le général Henri Bentégeat, chef d'état-major des armées, dans la revue Défense nationale (août-septembre 2004). Le débat sur la dissuasion nucléaire est aujourd'hui "bien pauvre", remarque-t-il, en souhaitant que cette question soit un jour "pensée et discutée dans un cadre plus large que celui de l'Hexagone".
N'était la qualité de son auteur, le propos pourrait paraître iconoclaste, tant sont grandes en France les réticences des responsables politiques à évoquer les questions nucléaires. Le chef de l'Etat s'exprime de loin en loin et, pour le reste, le dogme français veut que le consensus national sur la bombe nucléaire perdure. Pourtant, comme le note le vice-amiral d'escadre Thierry d'Arbonneau, commandant de la Force océanique stratégique, dans la même revue, l'heure ne devrait pas être "à la poursuite du silence assourdissant sur ce sujet tabou".
Plusieurs facteurs semblent militer pour que la question de la dissuasion nucléaire et de son coût (3 milliards d'euros par an) soit de nouveau débattue, à plus forte raison si, comme il est probable, ce toilettage de la doctrine conduit à relégitimer la force de frappe française, c'est-à-dire à refonder le consensus.
Depuis la fin de la guerre froide, qui justifiait
largement les arsenaux nucléaires, l'environnement international
est marqué par un terrorisme dévastateur, la prolifération
des armes de destruction massive et l'affirmation de pays ayant
le potentiel de se doter de l'arme nucléaire.
Parallèlement, l'Europe politique a commencé à
exister en se dotant d'une composante de sécurité
et de défense dont les progrès rapides obligeront
à se poser la question de la cohérence entre les
moyens conventionnels et nucléaires de la défense
du Vieux Continent.
PARI RISQUÉ
Dans ce contexte, la France et l'Europe sont-elles bien protégées par la dissuasion nucléaire ? Les responsables politiques français semblent considérer que même si des Etats aussi incertains que la Corée du Nord et l'Iran étaient demain en mesure de brandir une arme nucléaire, leur gouvernement continuerait à parler le langage rationnel des Etats, condition sine qua non du principe de la dissuasion, qui veut que l'adversaire comprenne qu'il subirait "des dommages inacceptables, hors de proportion avec l'enjeu du conflit". Outre qu'il s'agit d'un pari peut-être risqué, la dissuasion, nul ne le conteste, ne "marche pas" avec des terroristes dépourvus de "sanctuaire", et donc d'intérêts vitaux.
"CLUB DE GRANDS PRÊTRES"
L'Union européenne (UE) a adopté une "doctrine de sécurité" qui est une réflexion stratégique sur les menaces et les moyens d'y faire face ; ses Etats membres sont liés par une "clause de solidarité" ; elle dispose de l'ébauche d'un "QG européen", d'une Agence de l'armement, demain de "groupements tactiques", et elle s'apprête à remplacer l'OTAN pour une opération majeure en Bosnie. Toutes ces avancées ont été acquises sans qu'à aucun moment la question de la dissuasion nucléaire ne soit posée. "Nous avons exclu tout ce qui concerne la sécurité territoriale de l'Union, qui relève en principe de l'OTAN, explique Nicole Gnesotto, directrice de l'Institut d'études de sécurité de l'UE ; c'était le compromis fondateur, la condition essentielle pour aller de l'avant."
La France pourra-t-elle éluder longtemps la question de l'articulation entre la dissuasion nucléaire et la défense européenne, dont elle est la principale cheville ouvrière ? "En France, indique un responsable du ministère de la défense, la dissuasion est réservée à un club de grands prêtres. Le système de la Ve République est fondé sur l'idée que le Parlement n'a pas à débattre de questions stratégiques, qui sont une prérogative de l'exécutif." "Aujourd'hui, c'est un non-sujet, remarque François Heisbourg, directeur de la Fondation nationale de la recherche stratégique, mais cela peut changer. Le régime de non-prolifération est au bord de l'implosion, et si l'Iran acquiert l'arme atomique, on ouvrira une sorte de boîte de Pandore nucléaire." "En un sens, ajoute-t-il, cela faciliterait l'argumentation française sur la nécessité d'une "police d'assurance" nucléaire."
A plusieurs reprises dans le passé, la France a esquissé une discussion européenne sur la dissuasion nucléaire, mais Paris a été échaudé. Ce fut le cas en 1995, avec le concept de "dissuasion concertée" : coïncidant avec la dernière série d'essais nucléaires dans le Pacifique, cette ouverture tombait mal. Depuis, c'est le non-dit qui prévaut. Dans son discours-référence du 8 juin 2001, Jacques Chirac avait déclaré que le "vu de la France" est que sa dissuasion "contribue à la sécurité de l'Europe". Ses partenaires européens sont-ils convaincus d'être protégés par la dissuasion française ? Rien n'est moins sûr. "On ne peut se contenter de déclarer que l'arme nucléaire française contribue de facto à la sécurité des pays européens, sans demander leur avis à chacun des intéressés", souligne le vice-amiral d'Arbonneau.
"Quand les Européens ne sont pas hostiles au nucléaire, ils ont tendance à penser que le "parapluie" est d'abord américain", relève Pascal Boniface, directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS). Mais une telle protection, qui s'exercerait dans le cadre de l'Alliance atlantique, n'est-elle pas devenue virtuelle ? Depuis la fin de la guerre froide, les Etats-Unis n'ont cessé de réduire leur arsenal nucléaire en Europe. En 1971, ils disposaient de quelque 7 300 têtes nucléaires sur le continent européen.
"COÛT D'OPPORTUNITÉ"
Aujourd'hui, avance le Bulletin of the Atomic Scientists, 480 têtes nucléaires américaines seraient réparties dans six pays de l'OTAN (Belgique, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Turquie et Grande-Bretagne). Encore s'agit-il d'estimations : plusieurs experts estiment que Washington a discrètement rapatrié nombre de ces armes.
"On assiste à une désincarnation progressive du nucléaire américain en Europe, d'autant plus qu'on ne sait pas très bien contre qui on dissuade", observe Nicole Gnesotto. "Bon nombre de nos partenaires européens, à l'écoute de leur opinion publique, ne souhaitent pas ouvrir un débat à ce sujet, constate un ministre du gouvernement Raffarin, par crainte de faire régresser l'Europe de la défense."
En France, le pouvoir politique fonde sa réticence à "rouvrir une querelle qui n'existe plus" sur le fameux "consensus national". Or, les sondages l'attestent, les Français sont plus ambivalents qu'on ne le dit. Leurs doutes risquent de croître dans une période d'austérité budgétaire qui oblige à davantage justifier l'effort demandé aux contribuables. "On peut discuter de la place que le nucléaire peut ou doit tenir dans une défense européenne commune, et on peut aussi parler de son "niveau de suffisance"", estime Pascal Boniface.
"La question est celle du "coût d'opportunité" du nucléaire, qui représente 20 % des crédits d'investissement du budget de la défense", ajoute François Heisbourg. Au sein de l'institution militaire, il existe une grogne récurrente à ce sujet. Certains voudraient rééquilibrer les dépenses au profit d'armements conventionnels de précision, mieux adaptés aux nouvelles menaces. Ceux-là pointent du doigt la composante aéroportée de la dissuasion, arguant que les quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) suffiraient à incarner la dissuasion nucléaire française. "Il vaut mieux expliquer pourquoi la sécurité du pays exige des sacrifices financiers, plutôt que de dire "circulez, il n'y a rien à voir", et... à discuter !", insiste un général qui tient à son anonymat.
En 1994, le Livre blanc sur la défense soulignait que la défense nucléaire européenne est appelée à "devenir une des questions majeures de la construction d'une défense européenne commune". Dix ans plus tard, dans un environnement international en mutation, n'est-il pas temps de "revisiter" la dissuasion nucléaire française, notamment dans sa dimension européenne ?
Laurent Zecchini
-------> Prolifération nucléaire, arrière-fond de la guerre ?
-------> L'Islam veut la bombe
-------> L'Iran
construit-il des armes nucléaires ?
-------> Si
l'Irak a la bombe c'est grâce à la France
Le Nouvel Observateur n°4 du 10 décembre
1964
Ce texte tire sa valeur de l'autorité de ses auteurs. Jérome
B. Wiesner et Herbert F. York ont consacré leur vie à
la science nucléaire et font partie du Comité consultatif
scientifique du président Johnson. Wiesner, en particulier,
a été depuis 1945 de tous les comités, de
tous les laboratoires de recherche et de tous les états-majors
spécialisés dans l'étude de la stratégie
de la guerre nucléaire. Il était l'un des conseillers
scientifiques du président Kennedy. Il s'agit à
la fois d'une démonstration et d'un message. Jamais l'un
et l'autre n'ont été aussi dignes d'être connus
et d'être entendus par l'opinion française. De tous
les débats qui ont actuellement lieu sur la force de frappe,
en effet, une seule question est absente, la plus importante :
est-il vrai que le développement de l'armement nucléaire
d'un pays augmente sa sécurité ? A cette question,
les deux savants répondent : non. Leurs raisons sont à
la fois étranges comme la science moderne et simples comme
le fait scientifique. Mais derrière chaque argument, derrière
chaque phrase, il y a la somme d'expériences de deux hommes
ayant accès à tous les secrets militaires de leur
pays.
Les thèses que nous allons soutenir
s'appuient sur des informations couvertes par le secret militaire.
Nous avons accès à ces informations mais nous ne
pouvons pas les citer. Nous pouvons seulement donner l'assurance
qu'aucune d'elles n'est de nature à affaiblir nos arguments
ou infirmer nos conclusions. Nous nous plaçons, dans cette
étude, au point de vue de l'intérêt national
de notre pays. Nous sommes convaincus, cependant, qu'un technicien
militaire soviétique aurait pu écrire un article
presque semblable.
Les deux dernières décennies ont été
marquées par une révolution historique dans la technique
de la terre. Depuis les bombes géantes de la Seconde Guerre
mondiale, capables de raser un pâté de maisons, jusqu'à
la bombe thermonucléaire, la puissance des explosifs militaires
a été multipliée par un million. Le temps
nécessaire pour transporter des armes de destruction massive
d'un hémisphère à l'autre est passé
de 20 heures pour les B-29 volant à 500 km/h, à
30 minutes pour les fusées balistiques.
D'autre part, le remplacement des cerveaux humains par des calculatrices
électroniques a multiplié par six la capacité
de « traitement » les informations dans les centres
de contrôle.
La surprise
Tactiquement, la seule raison d'être d'un arsenal de fusées
est de menacer de destruction des objectifs ennemis. Dans chaque
camp, les responsables de la défense ont pour premier souci
de dissuader une attaque surprise lancée par l'adversaire.
Il leur faut donc faire en sorte que l'attaque la plus violente
du camp adverse laisse intacte une partie suffisante de leurs
forces pour permettre une contre-attaque de représailles.
Qui plus est, cette capacité de contre-attaquer doit être
évidente pour l'adversaire si l'on veut le dissuader d'attaquer
le premier.
Une connaissance précise de l'effet des différentes
armes nucléaires est indispensable pour prendre les décisions
capitales concernant le nombre des fusées nécessaires,
la protection de leurs aires de lancement, leur dispersion, leur
mobilité, etc. Les stratèges doivent cependant se
rappeler que l'application de telles décisions exige des
années et des investissements prélevés sur
des ressources matérielles et humaines limitées.
Des délais de mise au point sont tels que l'ingénieur
qui travaille aujourd'hui doit se préoccuper, non pas de
l'attaque surprise qui pourrait être lancée aujourd'hui,
mais des forces auxquelles il faudra faire face dans plusieurs
années. Il doit tenir compte non seulement des effets de
souffle, de choc, et des autres dommages matériels causés
par les bombes, mais du rendement des différentes bombes
que l'adversaire utiliserait contre chaque cible ; du nombre et
de la nature des engins dont il disposerait pour une attaque ;
de la proportion de sa force nucléaire qu'il enverrait
contre les cibles civiles et contre les cibles militaires ; des
conséquences du chaos provoqué par l'attaque sur
les possibilités de riposte, etc. Des incertitudes de cet
ordre défient toute réduction aux calculs mathématiques.
Un tour de retard
La principale conséquence stratégique de la révolution
militaire contemporaine est de faire pencher la balance en faveur
de l'attaquant et au détriment des défenseurs.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l'interception de 10 % seulement
des forces attaquantes assura la victoire aux défenseurs
dans la bataille d'Angleterre.
Des pertes de cette importance suffirent à enrayer l'attaque
allemande : chaque unité offensive (un bombardier et son
équipage) ne pouvait transporter jusqu'au territoire ennemi
qu'une moyenne de dix chargements d'explosifs. Avant d'être
détruit : c'était insuffisant pour dévaster
la Grande-Bretagne au point de briser sa résistance.
A l'ère des fusées thermonucléaires, la situation
est quantitativement et qualitativement différente. Il
est facile, pour une grande puissance, de disposer d'un nombre
de fusées dix fois supérieur à celui des
objectifs à attaquer. Et il suffit qu'une seule de ces
fusées atteigne le but pour que l'attaque puisse être
considérée comme réussie.
Ainsi alors qu'il suffisait autrefois d'infliger à l'attaquant
10 % des pertes de ses effectifs pour en triompher, il est impossible
désormais d'arriver au même résultat avec
90 %. 10 % de pénétration suffit à l'attaquant
pour remporter la victoire.
D'autres facteurs contribuent à rendre impossible une défense
efficace contre une attaque thermonucléaire.
A la veille de l'offensive, l'attaquant peut se préparer
calmement et « pointer » ses forces ; la défense,
elle, doit se tenir prête en permanence à utiliser
les quelques minutes de préavis dont elle disposera. L'attaquant
peut choisir ses objectifs, concentrer ses efforts sur certains
et négliger les autres ; la défense doit chercher
à protéger tous les objectifs importants.
Le réseau « Sage »
Les planificateurs de la défense, d'autre part, ne peuvent
se mettre au travail que lorsqu'ils disposent d'informations sur
la nature et les possibilités du système offensif
ennemi. Ils s'engagent donc inévitablement dans la course
avec un tour de retard. Au cours des dernières années,
il semble même que l'offensive ait perfectionné les
stratagèmes et les ruses techniques qui réduisent
à néant les prouesses plus extraordinaire de la
défense. Les Etats-Unis en ont fait par deux fois la coûteuse
expérience.
Au début des années 1950, ils ont décidé
de mettre en place un écran défensif impénétrable
pour les bombardiers à capacité thermonucléaire.
Il s'agissait d'entourer le continent nord-américain d'un
réseau de postes de détection qui transmettraient
toutes les informations reçues à un certain nombre
de cerveaux électroniques. Ceux-ci analyseraient les informations,
détermineraient la nature de l'agression en cours et enverraient
des ordres appropriés aux unités d'interception
comprenant non seulement des escadrilles d'avions pilotés
mais des fusées téléguidées Bomarc
(air-air) et des fusées balistiques Nike-Hercules. Baptisé
« Sage », ce réseau devait être en place
au début des années 1960 et permettre de stopper
l'attaque la plus massive que l'adversaire pût déclencher
contre les Etats-Unis.
Nous sommes au début des années 1960 et l'objectif
prévu est loin d'être atteint. Pourquoi ? Parce que
les délais de réalisation n'ont pu être respectés,
parce que l'efficacité de certains équipements n'a
pu atteindre le niveau prévu, parce que les coûts
ont augmenté. Plus important : la nature de l'attaque contre
laquelle il faut se protéger a changé : aujourd'hui,
le système offensif des deux camps repose sur l'utilisation
conjointe de fusées et de bombardiers.
Le lièvre et la tortue
Dès 1958, le département de la Défense comprit
qu'il faisait fausse route et commença d'amputer les crédits
du projet « Sage ». Pour répondre à
la menace nouvelle des fusées balistiques il lança
le projet Nike-Zeus. Il s'agissait de défendre non plus
les frontières de la nation, mais certains objectifs spécifiques.
Ces « objectifs » étaient de larges zones s'étendant
autour des 50 à 70 plus grandes villes du pays. Le système
devait permettre de détecter les fusées attaquantes,
de transmettre les informations reçues par radar à
des cerveaux électroniques et de lancer des fusées
d'interception équipées de têtes nucléaires
en direction des engins ennemis.
Lorsque le projet fut conçu, le problème relativement
simple était d'intercepter l'une après l'autre
les fusées qui apparaîtraient sur les écrans
radar. Mais ce problème était insoluble, dans la
mesure où une interception à 90 % devait être
considérée comme un échec : (Il fallait une
intervention à 100 %). C'est pourquoi les experts de l'attaque
jugèrent longtemps qu'ils pouvaient négliger la
menace des fusées antifusées.
Par la suite l'idée qu'une interception à 100 %
pourrait tout de même être obtenue un jour fit réfléchir
ces experts et ils inventèrent toute une série de
procédés destinés à tromper le réseau
défensif ennemi. Le détail de ces procédés
relève du secret militaire mais les principes en sont évidents
: on peut envoyer un grand nombre de « fusées postiches
» légères (assez vite démasquées
par les caractéristiques de leur trajectoire) et quelques
« postiches lourds » qui tromperont le système
défensif jusqu'à la dernière minute ; une
seule fusée peut aussi éjecter plusieurs têtes
nucléaires. Les fusées postiches et les fusées
réelles peuvent aussi être conçues de manière
à présenter des images ambiguës sur les écrans
radar.
Le système Nike-Zéus se révéla totalement
incapable de déjouer ces divers stratagèmes et il
fallut l'abandonner. S'il avait pu être mis en place conformément
au plan prévu, il eût assuré à la population
américaine, dans les années 1970, une protection
en principe efficace (mais en principe seulement) coutre les fusées
qui la menaçaient au début des années 1960.
La course du lièvre et de la tortue est entrée dans
sa dernière phase avec le démarrage du projet Nike-X
qui doit succéder au projet Nike-Zeus. Les services de
recherches du département de la Défense dépensent
environ un milliard de francs par an pour explorer les techniques
qui pourraient éventuellement permettre de résoudre
le problème des fusées antifusées. Rien n'indique
encore qu'une solution soit en vue.
Le chaos
Un programme de défense active doit nécessairement
s'accompagner d'un effort de défense passive, dans la mesure
où l'organisation globale du système défensif
conditionne la tactique qui serait éventuellement adoptée
par un agresseur. Si les fusées Nike-Zeus assuraient une
protection efficace des grandes agglomérations, par exemple,
l'attaquant pourrait choisir de concentrer ses coups sur des bases
militaires éloignées et des zones non protégées,
s'en remettant aux retombées radioactives du soin d'anéantir
les populations des grands centres.
Le seul type d'abri actuellement envisagé sauf pour
certaines installations militaires essentielles est l'abri
contre les retombées radioactives, qui n'assure aucune
protection contre les effets directs du souffle et de la chaleur.
On a essayé de calculer le pourcentage de la population
qui serait sauvé par de tels abris en cas d'attaque. Le
résultat dépendant de la forme imprévisible
que prendrait l'attaque, tout calcul précis est impossible.
D'autre part, les prévisions ne doivent pas tenir compte
seulement des effets physiques et radioactifs des explosions,
mais d'un facteur impossible à chiffrer : le chaos général
qui résulterait d'une agression.
Si la nation décidait malgré tout de s'attaquer
sérieusement au problème de la défense passive
et de construire des abris partout, les habitants des grandes
agglomérations urbaines s'apercevraient vite que les abris
contre les radiations sont insuffisants.
Il faudrait passer à une nouvelle étape : celle
des abris contre les effets de souffle et de chaleur. Ceux-là
aussi cependant apparaîtraient bientôt comme insuffisants.
Les exercices d'alerte, même dans les installations militaires,
ont montré que les gens ne prennent jamais très
au sérieux l'annonce d'une attaque. Même s'ils le
faisaient, le délai de 15 minutes dont disposerait la population
pour se mettre à couvert ne permettrait pas à tout
le monde de gagner les abris.
La logique conduirait donc à la dernière étape
: l'organisation de la vie et du travail à l'intérieur
des abris.
100 millions de victimes
A partir du moment où l'on reconnaît que la protection
contre les seules radiations ne suffit pas, on est inévitablement
conduit à une série de mesures de plus en plus grotesques,
bouleversant toute la vie sociale.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la puissance militaire
des Etats-Unis n'a cessé de s'accroître. Pendant
la même période, la sécurité de la
nation a rapidement et inexorablement diminué.
Au début des années 1950, l'U.R.S.S., en acceptant
d'inévitables représailles, aurait pu déclencher
une attaque contre les Etats-Unis avec des bombardiers porteurs
de bombes à fission. Quelques-uns de ces bombardiers auraient
traversé nos défenses et les victimes américaines
se seraient comptées par millions.
Vers la fin des années 1950, toujours en acceptant des
représailles massives, l'U.R.S.S. aurait pu nous attaquer
avec des appareils meilleurs et plus nombreux emportant des bombes
thermonucléaires. Quelques-uns de ces bombardiers auraient
franchi nos défenses et les victimes américaines
se seraient comptées par dizaines de millions.
Aujourd'hui, toujours en acceptant les représailles, l'U.R.S.S.
pourrait attaquer les Etats-Unis avec des fusées intercontinentales
et des bombardiers porteurs d'armes thermonucléaires. Cette
fois, le nombre des victimes américaines serait de l'ordre
de 100 millions.
Ce déclin régulier de la sécurité
nationale n'est pas imputable à une carence des autorités
civiles et militaires des Etats-Unis. Il résulte de l'exploitation
systématique par l'U.R.S.S. de possibilités de la
science et de la technologie modernes. Les défenses aériennes
mises en place par les Etats-Unis pendant les années 1950
auraient réduit le nombre des victimes, en cas d'attaque,
mais leur existence ne modifiait pas substantiellement la situation
d'ensemble. Et celle-ci n'eût été modifiée
par aucune des autres mesures défensives qui, pour des
raisons diverses, ne furent pas adoptées.
Le paradoxe atomique
Du côté soviétique, la situation est la même,
en plus sombre encore.
La puissance militaire de l'U.R.S.S. n'a cessé de croître
depuis qu'elle est devenue, en 1949, une puissance atomique. Sa
sécurité nationale, cependant, n'a cessé
de décroître.
Si les Etats-Unis décidaient de détruire l'U.R.S.S.,
celle-ci ne pourrait rien faire pour les en empêcher. Tout
au plus pourrait-elle arracher une revanche en lançant
contre nous les forces de représailles qui auraient échappé
à la destruction.
Dans la course aux armements, les deux camps se trouvent donc
en face du même paradoxe qui veut que leur sécurité
nationale diminue régulièrement à mesure
que leur puissance militaire augmente.
Nous affirmons, en tant que scientifiques, qu'il n'existe aucune
solution technique permettant d'échapper à ce paradoxe.
Si les grandes puissances continuent de rechercher des solutions
dans le seul domaine de la science et de la technologie, la situation
ne fera qu'empirer. L'issue clairement prévisible de la
course aux armements ne peut être que la descente en spirale
vers l'anéantissement.
Jerome S. Wiesner et Herbert F.
York
(Ce texte est extrait d'une étude demandée par le
"Scientific American"
où elle a paru sous le titre : "National Security
and the Nuclear Test-Ban".)