Les effets biologiques des fortes doses de
rayonnement ne soulevèrent guère de polémique.
Il s'agit d'effets déterministes dont la nature et la gravité
dépendent directement des doses reçues et assez
peu des individus.
Le
tableau (d'après H. Jammet dans Revue Générale
Nucléaire n°5 en 1977) résume l'évolution
pathologique à court terme pour différents niveaux
d'irradiation homogène de l'ensemble du corps. Si la dose
de rayonnement reçue est forte, un très grand nombre
de cellules sont endommagées et il en résulte des
troubles dont les symptômes dépendent de la dose
reçue. De 400 à 800 rem, mort de 50 % des irradiés
(DL50 ou dose létale 50 %), au-delà de 800 rem mort
est quasi inévitable pour 90 % des irradiés (DL90).
Pour les faibles doses de rayonnement, certains effets biologiques sont officiellement reconnus
par les experts internationaux. Ce ne sont pas des effets immédiats
mais des effets différés dans le temps : des cancers
pour les irradiés eux-mêmes, des malformations génétiques
pour leurs descendants. Ces effets sont dits « stochastiques
» ou aléatoires car ils dépendent très
fortement des individus irradiés, d'une façon non
prédictible. La gravité des effets cancérigènes
ne dépend pas des doses reçues, car il s'agit des
cancers mortels, mais la probabilité d'expression
des cancers en dépend. En d'autres termes, cela signifie
que le risque de voir se développer un cancer radio-induit
dépend de la dose reçue.
Certains experts avançaient qu'il existait un seuil en
dessous duquel le rayonnement n'avait aucun effet. Cela était
bien commode pour l'industrie nucléaire, qui affirmait
pouvoir maintenir travailleurs et populations en dessous de ce
seuil par la mise en oeuvre de règles de sécurité.
La protection sanitaire était ainsi l'affaire des ingénieurs
de cette industrie. Il n'est pas surprenant de constater que les
plus farouches partisans du seuil se trouvaient chez les experts
les plus proches de l'industrie nucléaire. Certains allaient
même jusqu'à affirmer qu'en dessous de ce seuil le
rayonnement était bénéfique et réduisait
les risques de cancers. Depuis quelque temps cette théorie
est revenue à la mode sous le terme savant d'« hormésis
».
L'hypothèse du seuil se fondait sur le fait qu'aux
faibles doses l'effet cancérigène est faible, donc
difficile à mettre en évidence avec une bonne confiance
statistique (signe objectif d'une bonne conscience), à
moins de pouvoir disposer de données très précises
sur une cohorte très importante. Mais on ne tenait pas
compte du fait que de la même façon, pour les mêmes
raisons, il n'était pas possible de mettre en évidence
l'existence d'un seuil. Cependant les résultats de certaines
études, comme celles reliant cancers des enfants et irradiation
in utero des ftus lors des diagnostics par rayons X sur
les femmes enceintes [1], étaient incompatibles avec l'existence
d'un seuil. Ces études étaient systématiquement
rejetées par les experts des commissions officielles de
radioprotection. La polémique sur ce sujet fut très
vive et elle n'a pas été des plus sereines. Il ne
s'agissait pas simplement d'une affaire scientifique dont on pouvait
débattre d'une façon académique. L'enjeu
économique était considérable et c'était
le problème de l'acceptabilité (ou
de l'inacceptabilité) de l'énergie nucléaire
qui était en cause.
Depuis quelque temps la polémique sur la question du seuil
s'est fortement atténuée. Officiellement l'hypothèse
du seuil n'est plus mise en avant sauf lorsque les experts s'expriment
dans les médias.
Est-ce un hasard si c'est parmi les experts médicaux du
pays le plus nucléarisé du monde, la France, que
l'on trouve les plus farouches défenseurs de l'existence
d'un seuil en dessous duquel le rayonnement n'a aucun effet sur
les humains et le moins d'études épidémiologiques
(pour ne pas dire aucune) sur les effets cancérigènes
des faibles doses de rayonnement.
Le deuxième sujet de polémique a porté
sur l'importance de l'effet cancérigène: combien
pouvait-on attendre de cancers mortels lorsqu'une population donnée
était soumise à une dose de rayonnement connue ?
Cette grandeur était caractérisée par le
« facteur
de risque cancérigène ». L'étude
officiellement retenue comme valable était le suivi de
mortalité des survivants japonais des bombardements atomiques
de 1945. D'après cette étude ce facteur de risque
était faible. L'étude faite à partir de 1977
sur les travailleurs du centre nucléaire de Hanford (USA)
donnait des valeurs beaucoup plus élevées. Elle
ne fut jamais prise en compte. Cependant, à partir de 1980,
de nombreux avatars s'abattirent sur l'étude officielle
concernant les survivants [2]. Finalement, après diverses
révisions et en utilisant le bilan de mortalité
effectué sur une période plus longue, les résultats
donnaient un facteur de risque cancérigène 14 fois
plus élevé que le précédent. Adopté
tel quel comme fondement de la radioprotection, ce facteur de
risque serait extrêmement pénalisant pour l'industrie
nucléaire. Les experts officiels introduisent, sans pouvoir
s'appuyer sur une base expérimentale, des coefficients
de réduction qui permettent de maintenir l'effet cancérigène
dans des limites raisonnables [3]. Mais une révision à
la hausse était inéluctable et a dû être
effectuée : officiellement, en 1990, le facteur de risque
cancérigène du rayonnement a été multiplié
par 4 par rapport aux estimations de 1977 qui servaient
de référence.
On admettait que les faibles doses de rayonnement ne pouvaient
avoir d'effets sur la mortalité pour des maladies autres
que les cancers et qu'il ne pouvait y avoir de conséquences
sur la morbidité (incidence des maladies). L'épidémiologiste
anglaise Alice Stewart, au début des années 80,
d'après les données accessibles [4] sur les survivants
japonais, avait mis en évidence un excès de mortalité
par maladies infectieuses dont il n'était pas tenu compte
[5]. Cet effet se produisait pour des doses très élevées.
Il serait dû à une atteinte de la moelle osseuse
conduisant à un affaiblissement du système immunitaire.
À partir de ce résultat, il était possible
d'admettre que si, au-dessus d'un certain niveau de rayonnement,
l'affaiblissement du système immunitaire pouvait conduire
à des issues fatales pour certaines maladies infectieuses,
on pouvait s'attendre pour des doses plus faibles à un
accroissement de l'incidence des maladies infectieuses non fatales.
Le suivi des survivants japonais ayant exclu les problèmes
de morbidité, il n'est pas possible à partir de
cette étude de conclure sur ce dernier point. D'autre part
le recensement des survivants japonais d'Hiroshima et de Nagasaki
n'ayant commencé qu'en 1950, les effets à court
terme n'ont pas pu être observés.
Ainsi, pour les officiels, les conséquences d'un accident
nucléaire grave se résumaient de la sorte : à
court terme, un nombre assez petit de personnes fortement irradiées,
et, à long terme, un excès de mortalité par
cancers détectable seulement par des statistiques de mortalité.
Tchernobyl a bouleversé complètement ces vues. La
population avait assez rapidement constaté que la situation
n'était pas normale. Elle avait vu que les animaux étaient
affectés car il apparaissait des naissances monstrueuses en nombre anormalement
élevé. Puis les problèmes ont surgi dans
la population elle-même. Ainsi, trois ans après le
désastre, on observa sur les territoires contaminés,
loin du site, en Biélorussie et en Ukraine, une aggravation
de la morbidité sous des formes quasi épidémiques,
en particulier pour les maladies thyroïdiennes chez les enfants,
pour les maladies infectieuses et les maladies du sang. L'effet
était suffisamment important pour que la population se
rendît compte directement, sans l'aide d'experts en statistique,
que sa
situation sanitaire était tout à fait anormale.
Il n'était pas possible de cacher aux gens que leur santé
avait subi des dommages à la suite de la contamination
radioactive de leur territoire. Ils sont alors intervenus directement
dans le débat par des manifestations publiques. Ceci a
sûrement contribué à la prise de position
assez radicale de nombreux scientifiques biélorusses et
ukrainiens, ce qui contraste avec le conformisme habituel, voire
la servilité, des milieux scientifiques.
Les autorités devaient envisager des mesures concrètes
de protection et des nouvelles évacuations bien plus massives
que l'évacuation initiale de 1986. La gestion postaccidentelle
devenait particulièrement délicate par cette irruption
inattendue des personnes directement affectées par les
retombées radioactives.
Comment expliquer cette situation nouvelle ? Tout d'abord, il
n'est pas possible, nous l'avons vu, de s'appuyer sur l'étude
des survivants japonais pour déclarer qu'un tel effet est
a priori impossible. Cependant un tel effet semble peu
compatible avec les évaluations faites par les experts
soviétiques des doses de rayonnement que les populations
ont reçues et recevront dans l'avenir. On peut avancer
trois hypothèses :
1. Les doses reçues par la population ont été
fortement sous-évaluées.
2. Outre l'irradiation externe directe, une partie importante
des doses reçues provient de la contamination interne par
les radioéléments ingérés et inhalés.
On suppose qu'à dose équivalente une contamination
interne a le même effet qu'une irradiation par des sources
externes, mais il n'y a pas de données expérimentales
pour étayer cette hypothèse. Tchernobyl est la première
« expérience » de contamination interne d'une
vaste population par un cocktail de dizaines de radionucléides.
De plus il est impossible d'évaluer avec précision
l'ampleur de la contamination dans les premières semaines
ayant suivi la catastrophe.
3. Enfin, on ne peut exclure a priori un effet de synergie
de la contamination radioactive avec d'autres polluants.
Extrait de Tchernobyl une catastrophe
Bella et Roger Belbéoch,
Edition Allia, 1993.
Notes:
1) Les premières communications datent de 1956 : Stewart
A.M., Webb J., Giles D. and Hewitt D. (1956) « Preliminary
communication : Malignant disease in childhood and diagnostic
irradiation in utero» Lancet, i i, 447. L'étude
est connue sous le nom de « Oxford Survey ». Un registre
des cancers est ouvert depuis les années 50 en Angleterre,
en Écosse et au pays de Galles. Tous les enfants de moins
de 15 ans qui meurent de cancer et de leucémie sont répertoriés,
leurs parents sont systématiquement interviewés
et tous les paramètres permettant une étude épidémiologique
sont enregistrés.
2) Roger Belbéoch, « Le système international de radioprotection
est fondé sur des données fausses », in
Santé
et Rayonnement, Éd. GSIEN/ CRII-Rad., janvier 1988.
3) Les normes officielles de radioprotection pour les travailleurs
de l'industrie nucléaire et la population sont fondées
sur l'importance des effets cancérigènes du rayonnement,
dont le facteur de risque est la mesure. Lorsque les études
reconnues comme valables par les experts officiels montrent que
ce facteur augmente, la logique voudrait que les limites de dose
déclarées comme acceptables soient révisées
à la baisse. Cela mettrait en difficulté grave l'industrie
nucléaire. On invente donc des coefficients de réduction
de ce facteur de risque cancérigène au fur et à
mesure que celui-ci augmente. Ainsi les experts déclarent
que, pour les survivants japonais dont le suivi de mortalité
fournit actuellement les bases scientifiques pour évaluer
le facteur de risque, le rayonnement a été reçu
au cours d'un flash très court et que cela aggrave l'effet
par rapport aux situations où la même dose est délivrée
par des irradiations chroniques à faible débit.
Aucune étude expérimentale n'existe pour étayer
cette hypothèse. La CIPR a pris un coefficient de réduction
égal à 2, ce qui est suffisant pour maintenir les
normes à un niveau acceptable pour l'industrie nucléaire.
Le Comité scientifique des Nations unies sur les effets
de rayonnements atomiques (UNSCEAR), beaucoup plus prévoyant
pour l'avenir au cas où de nouveaux résultats surviendraient,
quant à lui propose un coefficient de réduction
compris entre 2 et 10. Cela assure un avenir assez stable pour
les normes, indépendant des observations qui pourront être
faites sur les survivants japonais.
4) Le suivi des survivants japonais est assuré par une
fondation américano-japonaise, la RERF (Radiation Effects
Research Foundation = Fondation pour la recherche sur les effets
des radiations), basée à Hiroshima. Son financement
est assuré conjointement par les gouvernements japonais
et américain. Les données collectées sont
la propriété de la fondation et pendant longtemps
elles ne furent pas accessibles à des chercheurs indépendants.
Ce n'est qu'assez récemment que la fondation a rendu publiques
les données de base de l'étude.
5) Alice Stewart, « Effets sur la santé de l'irradiation par
des doses faibles », in Gazette Nucléaire, n° 56/57,
décembre 1983.