Le nouvel Observateur,
20 avril 2006:
Il y a vingt ans, un 26 avril, le réacteur
n°4 de la centrale Lénine, destinée à
devenir la plus grande usine de production d'électricité
nucléaire au monde, explosait. Michel de Pracontal nous
raconte comment, depuis, on tente de survivre dans un monde contaminé
De notre envoyé spécial en Ukraine et en Russie
Terminus Tchernobyl
Mardi 28 mars 2006. Un train vieillot lambine parmi les bois de
bouleaux enneigés entre Slavutitch et Tchernobyl, au nord-ouest
de l'Ukraine. Trois mille cinq cents personnes travaillent à
la centrale accidentée et vivent à Slavutitch, ville
nouvelle construite à la fin des années 1980, en
bordure de la « zone interdite », un cercle de 30
kilomètres de rayon autour du site nucléaire. La
ligne traverse une langue de territoire biélorusse. Le
guide a précisé qu'il était interdit d'ouvrir
les vitres pour prendre des photos. Mais les vitres sont bloquées
et la fin d'après-midi maussade. Quelques travailleurs
de la centrale répondent de manière évasive
aux questions des journalistes. Pas de problème, le boulot
va bien, la vie est normale.
La silhouette massive de la centrale surgit dans le crépuscule
embrumé. Le train entre en gare. Au bout du quai séparé
de la voie par des vitres, un couloir aux parois de tôle
ondulée, éclairé au néon, conduit
à un hall où sont installés des portiques
pour mesurer la contamination radioactive. Nous sommes à
moins de 5 kilomètres du point où, le 26 avril 1986
à 1 heure 23 minutes 40 secondes, l'explosion du réacteur
n°4 allait libérer une quantité de radioactivité
colossale, contaminer très fortement un territoire plus
grand que le département des Landes, dévaster la
vie de millions de personnes et amorcer la désintégration
du système soviétique.
L'activité rejetée,
sous forme de gaz rares, d'iode 131, de césium, de strontium
et de plutonium, est estimée à 560 fois les rejets
d'Hiroshima et de Nagasaki pour le césium et 6 fois pour
l'iode. Le panache de gaz et de particules
chaudes est monté à des centaines de mètres
d'altitude. Les particules les plus lourdes sont retombées
dans un rayon de 100 kilomètres mais les éléments
plus volatils sont allés beaucoup plus loin. 70% des rejets
se sont abattus sur la Biélorussie, dont 23% de la surface
sont contaminés. La radioactivité s'est concentrée
sur certaines zones, en fonction des pluies qui l'ont fait redescendre
au sol, donnant une contamination en « taches de léopard
». Le cercle de 30
kilomètres de rayon autour de la centrale correspond à
une limite administrative, mais la zone la plus atteinte se prolonge
au nord, au-delà de la frontière biélorusse.
Plus loin, les régions de Gomel en Biélorussie et
de Briansk en Russie sont aussi très touchées.
Soirée dans la zone interdite
Le compteur Geiger s'agite dans le bus qui nous emmène
à l'hôtel, un préfabriqué jaune situé
dans le vieux village de Tchernobyl, à une douzaine de
kilomètres de la centrale. Notre groupe est formé
d'une vingtaine de personnes, pour moitié journalistes
et pour moitié scientifiques de l'IRSN, l'Institut de Radio-protection
et de Sûreté nucléaire, organisateur de ce
voyage, qui mène différents programmes de recherche
dans les territoires contaminés. Gérard Deville-Cavelin,
spécialiste de radio-écologie, expose l'état
peu appétissant des végétaux et des animaux :
« Dans les régions les plus atteintes, on trouve
des céréales contaminées à 100 000
Bq par kilo, 1000 fois la limite autorisée. De même
pour les herbes, les prairies, les fourrages ou les légumes.
Les champignons peuvent atteindre le million de Bq par kilo. Les
animaux d'élevage, boeuf ou porc, sont moins touchés,
mais le gibier, les cervidés, notamment, qui mangent des
mousses et des lichens, sont très contaminés.»
Des millions de personnes, surtout en Biélorussie, vivent
dans les territoires
contaminés et n'ont d'autre choix que de consommer
les légumes de leur potager et les produits de leur cueillette
ou de leur chasse. Il est possible de limiter les dégâts
en modifiant les cultures : les carottes « pompent
» moins de radioactivité que d'autres légumes,
certaines variétés de pommes de terre sont préférables
à d'autres, etc. Mais la cuisine traditionnelle repose
sur le sarrasin, les choux, le gibier et les champignons, les
plus nucléaires des végétaux !
Kopatchi
Sur la route toute droite qui va à la centrale, un panneau
en caractères cyrilliques ukrainiens indique « Kopatchi
». C'est un des
villages rasés par les « liquidateurs », ces jeunes militaires
ou kolkhoziens que l'Etat soviétique a chargés d'éliminer
les conséquences de la catastrophe, de les « liquider
» (plus de 90% étaient des hommes). Une de leurs
missions consistait à creuser des tranchées dans
lesquelles ils poussaient au bulldozer les maisons des villages
les plus touchés. A Kopatchi, hormis le panneau, il ne
reste plus aucun signe d'habitation humaine. Ce ne sont que tumulus
couverts d'herbages et de plaques de givre, sur lesquels sont
plantés des pancartes portant le signe rouge en forme d'hélice
qui indique le danger radioactif. Les liquidateurs ont effacé
du paysage des dizaines de villages, des bois, des forêts.
La radiation, elle, est restée.
L'habitant du sarcophage
A l'approche de la centrale, on aperçoit la tour de refroidissement
tronquée qui devait servir aux tranches 5 et 6, en construction
au moment de la catastrophe. Ces ouvrages n'ont jamais été
achevés, pas plus que les six autres tranches qui devaient
faire de la « centrale Lénine » le plus grand
centre de production d'électricité nucléaire
du monde. Les restes du chantier sont entourés d'un cortège
de grues immobiles. Une forêt métallique de pylones
et de lignes désormais inutiles prolongent les bois de
bouleaux.
Le bus s'arrête au pied du monumental « sarcophage
» de métal et de béton qui recouvre le réacteur
n°4. Il a été construit en six mois, en 1986,
dans des conditions dantesques. Des ouvriers de toute l'URSS ont
participé à la construction. Il a fallu vidanger
le réservoir qui se trouvait sous le réacteur, ce
qui nécessitait de plonger pour ouvrir la vanne. Au Musée
de Tchernobyl, à Kiev, on voit un des scaphandres marrons
utilisés. Difficile d'imaginer que des hommes ont plongé
dans l'eau radioactive revêtus de cet équipement,
qui fait penser à Tintin.
Il fallait remettre en état le réacteur n° 3,
car l'Etat soviétique voulait montrer au monde qu'il avait
dominé l'accident. Des milliers de jeunes hommes sont monté
sur le toit
du bâtiment 3, en septembre 1986, vêtus de tabliers
de plomb de 35 kilos censés protéger leur moelle
épinière. La consigne était de jeter une
pelletée de débris radioactifs et de redescendre
en courant, le tout en quarante secondes pour ne pas recevoir
une dose mortelle. Certains ont échangé ces quarante
secondes contre deux années de service militaire. Presque
tous y ont laissé leur santé, parfois leur vie.
L'ingénieur Oleksander Korneyev se présente comme
« l'habitant du sarcophage ». Il connaît l'installation
comme sa poche. Il explique que 200 personnes travaillent actuellement
sur le sarcophage, qui a des problèmes de fuites et d'infiltrations
d'eau. Plus de 3 000 autres personnes sont employées pour
maintenir la centrale dans un état sûr. Le niveau
des rejets radioactifs est encore relativement élevé.
Il est difficile aux travailleurs de la centrale de respecter
les doses autorisées. Jusqu'à fin 2000, date où
le réacteur n°3 a été définitivement
arrêté (les deux autres l'avaient été
avant), il y avait 10 000 travailleurs. D'où une crise
de l'emploi à Slavutitch.
Devant la voie d'accès au sarcophage, les dosimètres
fournis par l'IRSN indiquent un débit de dose d'environ
6 microsieverts par heure (µSv/h). Un membre du groupe, habitué des lieux, affirme
que « ça crache deux fois plus qu'il y a dix ans
». A sa question, le directeur adjoint de la centrale, Valéry
Seida répond avec embarras que les travaux sur le sarcophage
provoquent des rejets.
www.prypiat.com
On la voit de loin, à peine franchi le poste de contrôle :
une grande roue aux nacelles d'un jaune éclatant dans le
ciel ensoleillé. Prypiat était une ville nouvelle
construite dans les années 1970, au bord de la rivière
du même nom, pour les travailleurs de la centrale Lénine.
Une ville modèle de 50 000 habitants, dotée d'équipements
de pointe, avec de larges allées ornées de doubles
rangées d'arbres. Les familles se promenaient dans le parc
d'attractions, les enfants jouaient, les chiens couraient dans
les rues.
Comment décrire un paysage après la fin du monde
? Un rosier pousse dans la pierre. Des immeubles vides, carcasses
de béton aux fenêtres béantes, aveugles, comme
les orbites sur le crâne d'un squelette. La grande roue
immobile domine une place investie par les arbres, comme une clairière
bétonnée. A côté, un manège
d'autos tamponneuses, toutes rouillées.
Au début, Prypiat est restée quelque temps telle
que les habitants l'avaient laissée, intacte mais déserte.
L'évacuation a été ordonnée le 27
avril 1986, « suite à une situation radioactive défavorable
». On a dit aux gens de prendre des affaires pour deux,
trois jours, de fermer les fenêtres et le gaz. Ils sont
partis avec les bus prévus pour le défilé
du 1er mai. Beaucoup ne sont jamais revenus.
Plus tard, il y a eu des pillages.
Des militaires ont patrouillé, le visage couvert d'un masque
à gaz. Ensuite, on a entouré la ville d'un grillage.
Il faut une autorisation pour entrer, sauf le 26 avril où
tout le monde accède librement à la ville morte.
Les autres jours, visite virtuelle : sur un immeuble, une
grande pancarte invite à se rendre sur le site www.prypiat.com.
Plus loin, accrochés à un réverbère
à jamais éteint, une faucille et un marteau sculptés
dans le métal étincellent dans le soleil.
La pinède rousse
Quelque chose doit être enterré sous le talus :
le dosimètre fait un bond spectaculaire. Nous sommes dans
les environs de la « forêt rousse », une pinède
dont les arbres avaient pris une teinte remarquable après
l'accident. Elle a été entièrement rasée
et enfouie dans des tranchées. Etait-ce utile ? Voilà
ce qu'en dit Valéry Kashparov, directeur de l'Institut
ukrainien de Radiologie agricole, qui travaille avec l'IRSN sur
un site pilote appelé EPIC (Experimental Platform of Chernobyl) :
« Ce n'était pas forcément une bonne idée
d'enterrer les arbres. Le plus gros de l'activité n'était
pas dans les troncs mais dans la litière. Les arbres plantés
en 1989 sont beaucoup plus contaminés que ceux d'avant!
Il est peut-être préférable de laisser la
nature «s'arranger» avec la radioactivité.
Ça a été fait à la va-vite. »
Mais le problème était-il de réduire la contamination
? La liquidation ne visait-elle pas surtout à effacer les
signes les plus voyants de la catastrophe ?
Près du potager expérimental où les chercheurs
étudient la manière dont les différentes
espèces de légumes réagissent au césium
137, de jeunes pins arborent une flamboyante couleur jaune d'or.
On ignore si le phénomène est dû à
la radioactivité.
Le cimetière de Lopatni
« Personne n'a pu te retenir. Tu as quitté la vie
tellement tôt. Ton image lumineuse restera pour toujours
dans nos mémoires.» L'épitaphe est inscrite
sur une tombe de marbre, ornée du portrait en noir et blanc
d'un jeune homme en uniforme. Visage aux traits bien dessinés,
moustachu. Il s'appelait Anatoli Vassilievitch Cerin, il a vécu
de 1960 à 2001, il avait 26 ans au moment de Tchernobyl.
Il repose dans un petit cimetière au bord de la route,
près de Lopatni, en retournant vers Kiev. Combien de cimetières,
en Ukraine, en Russie et en Biélorussie, portent les épitaphes
de ceux qui sont partis trop tôt ?
Le liquidateur
« Je m'appelle Piotr Mikhaïlovitch Gumenoï. J'ai
64ans. J'ai travaillé toute l'année 1986 à
la centrale comme chauffeur pour la construction du tunnel de
refroidissement que l'on a creusé sous le réacteur.
Je suis invalide de 2e catégorie [sur trois catégories].
J'ai une maladie cardiaque, des maux de tête, des problèmes
d'articulations. Je ne sais pas quelle dose j'ai reçue.
Beaucoup de mes amis sont morts. »
Au Centre de recherche pour la médecine des radiations
(RCRM) de Kiev, l'homme est assis sur un fauteuil de skaï.
Il s'exprime lentement, avec difficulté. Il dit qu'il touche
une pension, que la prise en charge médicale est correcte,
qu'on manque de médicaments. Recommencerait-il aujourd'hui
? « Si le Parti a besoin de moi, je réponds oui.
Mais j'aurais des exigences. On n'avait aucune notion du danger,
personne n'y pensait, le premier jour on n'avait même pas
de bleus de travail. »
L'interprète me confie que, parlant la même langue,
il réalise que l'homme a du mal à le comprendre.
Ses « maux de tête » sont des atteintes cérébrales,
pathologies que les observations médicales des liquidateurs
signalent depuis des années. Les bilans officiels s'en
tiennent aux cancers.
Gordeïevka
Le camion blanc porte toujours le sigle « SCPRI »
du défunt service du
professeur Pellerin, l'homme qui affirmait que le nuage de Tchernobyl n'avait
provoqué aucune élévation de radioactivité
en France. Reconverti, le camion abrite un matériel de
détection. A l'intérieur, un jeune garçon
est assis devant une espèce d'entonnoir métallique.
L'appareil mesure la totalité de la radioactivité
présente dans le corps de l'enfant, qui vit depuis sa naissance
dans les territoires contaminés de Gordeïevka, une
petite ville de la région de Briansk, en Russie. Ici, les
gens mangent des légumes, des champignons, de la viande
ou du lait chargés en césium. L'enfant participe
à l'étude « Epice » de l'IRSN, dirigée
par Jean-René Jourdain. Objectif :
déterminer s'il existe une relation entre les radiations
et certaines pathologies comme les arythmies cardiaques ou les cataractes, dont l'augmentation chez les jeunes
de la région est étonnante. « Le lièvre
a été levé par le médecin biélorusse
Yuri Bandazhevski, dit Jean-René Jourdain. Bien que nous
estimions que sa méthodologie manque de rigueur, nous voulons
vérifier s'il a eu raison.» A
suivre.
Le camion est garé devant le dispensaire de Gordeïevka,
où nous sommes chaleureusement accueillis par le médecin
chef, Larissa Natochi, et par le maire, Simonienko. Lequel décrit
la situation de ses administrés. « Ce village a trois
cent trente ans, la principale ressource est l'agriculture. L'accident
de Tchernobyl est notre malheur commun. Qu'est-ce qui est le plus
grave? Les conditions de vie ou Tchernobyl? La radiation ne se
voit pas, quand il n'y a pas de pain ça se voit. »
Plus tard, Anatoly
Proshin, médecin-chef du Centre de diagnostic de Briansk,
parle du mal de vivre dans les territoires contaminés :
« Dans cette zone, il existe d'immenses réserves
de bois mais la population sait qu'on ne peut pas le vendre parce
qu'il est contaminé. Comment l'agriculteur peut-il vendre
ses patates qui ne sont pas aux normes, normes définies
par Moscou qui n'est pas contaminée? Seul le statut de
victime permet d'obtenir quelque chose, fût-ce une maigre
indemnité de l'Etat. Ici, aujourd'hui, il vaut mieux être
malade qu'en bonne santé!»
Le réacteur numéro 4 a explosé il y a vingt
ans, mais le monde de Tchernobyl est présent à chaque
instant. Un monde dans lequel la nature la plus exubérante
cache une menace invisible. Près de Tchernobyl, on voit
des sangliers de 300 kilos : ce n'est pas un effet des radiations,
ils sont gros parce qu'on ne les chasse plus. Ils ont appris à
vivre avec la contamination. L'homme, non.
L'emprise de Tchernobyl
va bien au-delà des bois de bouleaux où se désintègre
lentement le plutonium. Elle s'étend partout où
l'utilisation de l'énergie nucléaire rend possible
la survenue d'un nouvel accident. Notamment en France, où
les scientifiques qui ont travaillé sur le programme Core, destiné à réhabiliter
les territoires de Biélorussie, admettent que l'une des
raisons de leur intérêt est que la gestion d'une
telle situation peut nous concerner un jour. Tchernobyl ne fait
que commencer.
Michel de Pracontal